Forçats canotiers. L'Araignée. Entre 1906 et 1910. « L’Araignée est une vieille crapule sympathique, un des plus habiles camelots que j’aie jamais connu. Il doit toute sa célébrité à sa dernière évasion qu’il raconte avec gloire : “C’était il y a quatre ans dans cette même baleinière, nous dit-il, qui vous transporte aujourd’hui. Il pouvait bien être deux heures de l’après-midi, la pleine sieste. Comme d’habitude, nos avirons étaient enfermés au magasin et nous-mêmes, grillés dans la case, au rez-de-chaussée de la maison à colonnes que vous voyez sur le quai. La mer n’étant pas trop mauvaise, j’avais décidé les copains à tenter le coup. Ouvrir la porte de la case, puis celle du magasin, rien de plus bête. Le tout était de ne pas donner l’éveil. Les deux surveillants étaient là-haut et devaient dormir. En un clin d’œil, nous sommes dans le canot avec les avirons et nous débordons en douceur. Nous étions à trente mètres à peine, faisant peut-être quelque bruit de nos rames… nous nagions dans la joie… quand la femme du chef nous aperçoit de sa fenêtre, crie, donne l’alarme. Le surveillant se précipite en courant au plateau, réveille tout le camp… Cependant à force de rames, nous nous déhalons… Nous avons reçu, Monsieur, plus de cent coups de fusil. Au premier, un arabe, qui était à l’avant dégringole et hurle comme un chacal, nous suppliant qu’on le jette à l’eau pour alléger le canot. Quel brave type, hein ! La barque coulait, faisant eau par les trous, quand je levais ma casaque à bout de rames et l’on vint nous cueillir. L’eau dont la baleinière était pleine, était rouge, Monsieur. L’arabe est mort presque tout de suite ; mon second ramassa deux balles dans la poitrine et moi un pruneau, là…” Et ce brave nous montre fièrement son biceps étoilé d‘une large cicatrice. Il fit pour cela deux ans de réclusion puis réussit à reprendre son service sur les canots. Il passe maintenant aux îles pour s’être enrichi en camelottages. Il aurait déjà un nombre considérable de louis empilés dans son “plan” pour l’évasion prochaine » (note du docteur Léon Collin).
Le médecin militaire Léon Collin a débuté sa carrière en accompagnant un transport de prisonniers vers la Guyane, avant de partir en Nouvelle-Calédonie où il a assisté aux dernières années du bagne en 1924. Au cours de ces voyages, le docteur Collin va réaliser un reportage photographique, composé principalement de 125 plaques négatives. Il va les tirer par contact puis les assembler dans des cahiers tapuscrits, où sont compilés les témoignages qu’il a accumulés auprès de chacun des forçats (et que nous reproduisons tels quels en légendes). Cet officier va diffuser ces « interviews » en gardant l’anonymat dans plusieurs magazines du début du XXe siècle, et dénoncer ce mode de châtiment judiciaire. Mediapart en publie des extraits et ouvre ainsi une collaboration régulière avec le musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône.
Parti au bagne avec les forçats | Mediapart
Sortie du livre "Des hommes et des bagnes une plongée en récits et images d'époque dans l'enfer du bagne de Guyane et de Nouvelle Calédonie, ... 110 ans après:
Entre 1852 et 1943, 120000 hommes partent pour les bagnes de Guyane ou de Nouvelle Calédonie. Aujourd’hui, des documents datés des années 1906-1913 traitant de cette question refont surface : mille plaques photographiques et une impressionnante quantité de notes (lettres, tapuscrits, etc).
Léon Collin (1880/1970), médecin des troupes coloniales a traversé ces deux enfers, armé d’un appareil photo et d’un carnet, il nous livre ses impressions, décrit l’absurdité et la cruauté de cette machine à broyer les hommes. Il interroge les forçats, leur donne la parole, nous transmet leurs poèmes, en bref, il leur rend un peu de cette humanité que la « Tentiaire » (administration pénitentiaire) leur a volée.
Un livre préfacé et annoté par l’historien Jean Marc Delpech, « Des hommes et des bagnes » vient de sortir aux éditions Libertalia. Il reprend toutes les photos et textes de Léon Collin.
( http://www.editionslibertalia.com/des-hommes-et-des-bagnes )
L’ensemble des plaques photographiques est aujourd’hui au musée Nicéphore Niepce, et MEDIAPART leur a déjà consacré un important portfolio.
( http://www.mediapart.fr/portfolios/parti-au-bagne-avec-les-forcats )
En 2007, pour son quatrième ouvrage au catalogue, Libertalia rééditait La Vie des forçats (1930), du bagnard anarchiste Eugène Dieudonné, avec des illustrations de Thierry Guitard. En 2009, nous poursuivions dans cette veine avec la réédition de L’Enfer du bagne (1957), les souvenirs de Paul Roussenq « l’incorrigible », illustrés cette fois-ci par Laurent Maffre. Peu après, nous rééditions Chéri-Bibi et les cages flottantes avec des illustrations de Tôma Sickart, la fiction (1913) de Gaston Leroux, dont l’essentiel du récit se déroule sur un bateau en route vers le bagne.
Libertalia partage déjà une longue histoire avec les bagnards et les forçats, qui reflète notre rejet persistant de la société carcérale et notre empathie pour les marges.
Alors que nous envisagions de rééditer le rarissime et passionnant Un médecin au bagne, ouvrage du Docteur Louis Rousseau publié chez Fleury en 1930, Jean-Marc Delpech, auteur d’une thèse sur Alexandre Jacob (publiée aux ACL), préfacier de L’Enfer du bagne et coanimateur des éditions de la Pigne, nous a proposé un incroyable manuscrit absolument inédit : les souvenirs du Docteur Collin (1890-1970).
Retrouvés dans le grenier de la maison familiale par Philippe Collin, son petit-fils, ces deux carnets (qui comportent 146 clichés stupéfiants) relatent les années vécues par le jeune docteur aux côtés des forçats de Guyane puis de Nouvelle-Calédonie (de 1907 à 1912).
Quelques extraits seulement des notes du Dr Léon Collin ont paru dans la presse française de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres. Les deux cahiers relatant son expérience constituent pourtant un document historique fondamental et totalement inédit sur les prisons à ciel ouvert de la France coloniale, et sur les criminels que la métropole a cherché à éloigner. Muni d’un carnet et d’un appareil photographique, les simples souvenirs de voyage du jeune médecin se transforment progressivement en dénonciation alerte d’une réalité pénible à dire, à voir et à sentir. De la Guyane à la Nouvelle-Calédonie, le bagne c’est la mort, la souffrance et l’échec de toute une politique répressive et carcérale. Bien avant Albert Londres, et surtout à une époque où l’administration pénitentiaire règne en maître sur ces terres ultramarines, Léon Collin montre les existences des « hommes punis ». Des hommes… et des bagnes, une incroyable galerie de portraits, des célébrités (Manda, Ullmo, Soleilland, etc.), une foule d’anonymes aussi. Des espaces exotiques à couper le souffle. Mais, comme l’a écrit l’avocate Mireille Maroger en 1937 : « De ce paradis, les hommes ont fait un enfer. » De la création officielle du bagne en 1854 au dernier envoi de condamnés en 1938, ils furent plus de 100 000 à venir s’échouer sur ces terres de grande punition.
Le fonds photographique du docteur Léon Collin a été acquis par le musée Nicéphore-Niépce. Les clichés feront l’objet d’expositions en Guyane puis en Nouvelle-Calédonie.
Parce qu’il s’agit d’un document à caractère exceptionnel, Libertalia a choisi d’en faire un « beau livre » restituant le caractère initial des carnets : couverture en toile du Marais, marquage couleur, signet, coutures, et papier Munken Lynx.
L’auteur
Léon Collin est mort en 1970. Il a subi la boue des tranchées ; il a vécu la défaite de 1940 et l’occupation ; il a navigué sur toutes les mers du globe et a traversé la presque totalité de cet empire français où le soleil ne se couchait jamais. Il a 27 ans lorsqu’il débarque en Guyane en 1907. Il passera ensuite trois ans en Nouvelle-Calédonie, de 1910 à 1912. Rien pourtant ne prédisposait ce jeune médecin de l’armée coloniale, homme de son temps, un brin réactionnaire mais profondément humaniste, à affronter l’horreur du bagne. Qui aurait pu deviner que ce fils de négociant en vin serait marqué à vie par son expérience ?
Photographies inédites
Publication : avril 2015