Clairvaux dans l'Aube fête ce mois-ci ses 900 ans. Une des plus célèbres abbayes françaises. Une des plus fameuses Centrales aussi. Visite guidée.
Par François-Guillaume LorrainPublié le | Le Point.fr
La scène a lieu en 1979. Jacques Pelat, sous-préfet fraîchement nommé à Bar-sur-Aube, se dit qu'il aimerait bien aller jeter un coup d'œil à Clairvaux, situé sur ses terres. Accompagné de l'architecte des Bâtiments de France du département de l'Aube, il y retrouve le directeur de la prison, qui ce jour-là reçoit un haut magistrat du ministère de la Justice. En 1979, Clairvaux, c'est encore et simplement la prison. Mais pas n'importe laquelle ! Celle de Buffet et Bontems qui y ont égorgé une infirmière et un surveillant en 1971. L'affaire, qui leur valut la guillotine, avait horrifié la France. Puis Robert Badinter, avocat de Bontems, s'en était saisi pour rédiger son premier grand texte contre la peine de mort, L'Exécution, publié en Suisse.
Le pays avait alors découvert ces deux immenses barres HLM érigées justement cette année-là, en 1971, les bâtiments A et B, pour remplacer l'ancienne prison de l'abbaye trop vétuste, celle de Blanqui, de Claude Gueux, de Maurras et de tant d'autres détenus politiques. Un lieu qui avait déjà défrayé la chronique en 1847, alors qu'avec 2 700 détenus elle était le plus grand pénitencier de l'Hexagone. En trente mois, 700 prisonniers y étaient morts. On avait servi dans leur pitance un mélange de chaux et de mie de pain : à l'époque, les détenus étaient nourris non par l'État mais par leurs employeurs, des entrepreneurs. Les femmes fabriquaient des lits en fer. Les hommes, des chaussures qu'ils devaient « faire » autour du grand cloître lors de marches forcées baptisées « Ave Maria ». On imagine les abus, la misère. En 1934, une célèbre chanson, « Le Merle rouge », serinait : "Biribi est tombé / Sous les coups d'Albert Londres / Le bagne a changé de nom / Il n'a pas disparu / Car il est remplacé / Par une maison centrale / Dont le nom est Clairvaux / Ce qui veut dire tombeau." Le décor est planté.
Cages à poules
Ce jour de 1979, nos quatre fonctionnaires se disent qu'ils pourraient peut-être aller faire un tour du côté des bâtiments de l'ancienne abbaye. Elle est là, au sein de la même enceinte, derrière un mur. Une planète inhabitée où personne, pas même le directeur de la prison, ne s'aventure depuis que les lieux ont été vidés en 1971. Stupéfaits, ils découvrent l'immense bâtiment des convers. Quatre-vingts mètres de long. Un vestige du XIIe siècle, qui servit de prison aux femmes sept siècles plus tard. Les convers, des paysans-religieux, avaient été le poumon de l'ordre cistercien, chargés d'assurer son indépendance. À Clairvaux, fille directe de Cîteaux, saint Bernard le fondateur avait prôné la stricte application de la règle de saint Benoît, qui sanctifiait le travail. Laborare et orare : travailler et prier. Pas question de faire comme la paresseuse Cluny enrichie grassement par les dons. Le bâtiment des convers fut donc aussi magnifique que l'abbatiale et, à son apogée, Clairvaux comptera 20 000 hectares de terres, de fermes, de granges, mais aura aussi profondément bouleversé le paysage agricole de la France.
Au rez-de-chaussée, notre quatuor arpente l'étage des ateliers encombré par un mètre de terre. Mais quelle épure des voûtes d'arêtes et des piliers sans chapiteau ! L'anti-Vézelay et ses surcharges architecturales. Au premier étage, qui servait de dortoir, ils admirent la même splendeur des voûtes retombée dans le silence et l'abandon. La déambulation se poursuit. Voici le grand cloître, un carré de cinquante mètres de côté engoncé en hauteur dans son chemin de ronde. À l'entresol, les cellules communes où les paillasses traînent encore. Dix par cellule, deux détenus par paillasse, tête-bêche, le compte est vite fait : vingt par cellule, et une seule tinette pour tout ce joli monde. Tout est en place, comme figé par une éruption volcanique. Sur les murs, des graffitis. À bas les SS ! Des sexes géants. Des dragons. Des bâtons barrés. Bientôt, la quille ! De peur de ne pas en ressortir vivants, les gardiens se gardaient bien d'entrer dans ces antres, préférant par prudence en surveiller les mouvements à travers l'œilleton.
Au premier étage, les cellules individuelles. La loi de 1875 sur l'encellulement individuel avait introduit la douce notion de « cages à poules » : des boxes de bois de trois mètres carrés, s'ouvrant simultanément par un mécanisme de clé. Le détenu n'a plus rien à craindre de ses compagnons sinon ses cris, mais l'état d'animal le menace. À l'étage, toujours visibles en 2015, plusieurs « batteries » de 22 cages, à donner la chair de poule. En 1979, les matelas n'ont pas bougé. Les couvertures non plus. Partout, de la poussière. Un silence de mort. Lorsque Robert Badinter, qui consacra un opéra à Claude Gueux, immortalisé par Hugo, visitera les lieux bien plus tard, il aura cette phrase : « Quand je songe que, durant les Trente Glorieuses, on enfermait encore les détenus dans ces conditions. » Sans doute nos visiteurs éprouvent-ils le même choc. Mais que faire d'un pareil endroit dissimulé derrière des kilomètres de murs, qui s'enfonce d'autant plus dans l'oubli qu'aucun clocher, qu'aucune église ne sont là pour rappeler un passé glorieux ? Il faut réagir.
Des histoires de reconstruction
Ils décident de créer sur-le-champ une association dont le siège sera basé à la sous-préfecture et dont le président ne sera autre que le sous-préfet lui-même. Peu banal. Et en toute infraction avec le droit de réserve des fonctionnaires. Afin de mobiliser l'opinion, ils éditent une petite brochure sous l'égide du syndicat d'initiative de Bar-sur-Aube : « Pour sauver Clairvaux de l'oubli. » Hélas, les sous-préfets, comme les directeurs de prison, nommés pour deux ou trois ans, s'en vont et viennent. C'est au tour de Jean-François Leroux d'entrer en scène. C'est d'ailleurs ce maître d'ouvrage spécialisé dans les rénovations urbaines qui me raconte la visite des quatre pionniers. Nous sommes dans le salon ensoleillé de son appartement de la rue Rambuteau qui donne sur le Centre Beaubourg, à la lisière d'un quartier de l'Horloge qu'il a bâti au début des années 70.
Comme un symbole, Leroux commence par me raconter cette grande aventure de ce quartier et de sa population yiddish, spécialisée dans le demi-gros de la chemise et de la casquette, qu'il avait relogée tant bien que mal après les travaux. Il me désigne l'esplanade du Centre, où se dressaient les maisons du XVIe siècle que les pompiers, lors d'un exercice autorisé par la municipalité, incendièrent un jour de 1938. Le fameux îlot numéro un de Paris ! Les histoires de destruction, de reconstruction, Leroux connaît donc bien. Clairvaux aussi !
Ce natif de Bar-sur-Aube n'a pas oublié sa première visite un soir de décembre 1946 après que son père, qui dirigeait un laboratoire d'analyses médicales, lui a annoncé : « Ce soir, nous irons à Clairvaux distribuer des colis de Noël aux détenus. » Comme dans son passionnant ouvrage, Clairvaux, le génie d'un lieu, il évoque cette entrée, par une nuit glaciale, dans un grand cloître silencieux. Une table longue de cinquante mètres, et, assis de chaque côté, attendant la distribution, les prisonniers. « Ils étaient en droguet, cet habit de mauvaise laine, qui rappelle la bure des moines, têtes rasées, visages burinés. Sur leur coin de table, ils avaient dessiné à la craie un carré à l'intérieur duquel ils entassaient leurs colis. C'était à eux. » Dans l'accumulation de clôtures qui les emprisonnaient – le mur d'enceinte, le grand cloître, la cellule, l'habit lui-même -, ils s'inventaient un petit espace à soi au sein duquel nul ne pouvait pénétrer. « L'ancien aumônier de la prison m'a raconté qu'en 1953 les surveillants allaient encore chercher des couvertures chez eux pour que les détenus ne meurent pas de froid. »
La mauvaise réputation de saint Bernard
Dix ans après cette première visite, Leroux rédige à Sciences Po un mémoire consacré à la sidérurgie de la haute vallée de l'Aube au XVIIIe siècle. À l'époque, il n'est encore question que de sidérurgie de bois, et la Haute-Marne, dont chaque village possède un haut-fourneau, fournit la moitié de la production nationale. Il y découvre la puissance de Clairvaux, qui a essaimé ses forges : « Partout où il vente, Clairvaux a rente. » Un quart de siècle s'écoule. Leroux rebâtit les vieux quartiers des grandes villes françaises, Paris, Nice, Lyon, Auxerre... Un jour, la secrétaire générale de la sous-préfecture de Bar-sur-Aube se retrouve chez le coiffeur avec sa mère : « Votre fils n'a-t-il pas écrit sur Clairvaux ? » Et voilà comment Leroux reprend le flambeau de l'Association pour la renaissance d'une abbaye-prison, qui entre-temps était venue frapper secrètement sa famille. Le 21 septembre 1971, lorsque Buffet et Bontems avaient commis leur forfait, c'est son père qui aurait dû être à la place de l'infirmière assassinée, à laquelle il était d'ailleurs apparenté. Mais ce jour-là, il était parti en vacances.
Le pari est d'autant plus ardu qu'à l'époque, Bernard de Clairvaux a mauvaise presse. On le réduit trop souvent à l'ayatollah Bernard qui a prêché la guerre sainte – la deuxième croisade – partant du principe que la mort de l'infidèle était un « malicide »*. Pour aggraver son cas, ce rhétoricien hors pair a fait condamner par ses pairs de l'Église la star Abélard et ses positions révolutionnaires sur la nécessité du doute dans la pensée. Dans le match de la postérité, l'amant d'Héloïse l'a battu à plate couture et l'ouvrage Saint Bernard et l'art cistercien, du grand médiéviste Georges Duby, rédigé en 1976, n'a pas réussi à rétablir l'équilibre.
Prosélytisme
Le personnage est pourtant fascinant. Indomptable et intransigeant. Il a poussé l'ascétisme à l'extrême, vécu dans des conditions indigentes qu'il imposa à ses compagnons sommés de former une véritable famille. Il ira jusqu'à persuader son père et son frère aîné, pourtant marié, de se retirer à Clairvaux. Devant ses excès, son évêque de tutelle dut intervenir, le reléguant en ermite dans la forêt, pour qu'il réfléchisse. De cet isolement radical, il ne revient que plus fort. Le prosélytisme de ce très habile rhétoricien fait merveille et suscite une foule de vocations. À sa mort, en 1153, on retrouva 888 cédules d'engagement. Alors que Clairvaux n'est que la troisième abbaye-fille de Cîteaux - après la Ferté, en Saône-et-Loire, et Pontigny, en Côte d'Or -, elle va connaître de son vivant 69 filiations directes. À la fin du XIIIe siècle, Clairvaux comptera près de 350 abbayes-filles dans toute l'Europe, éclipsant Cîteaux, à tel point que l'on associe souvent à Clairvaux l'ordre cistercien, fondé pour réformer les dérives de Cluny.
Bernard intervient sur tous les fronts. Il part en Italie pour prendre parti dans la querelle des papes. Il fait l'éloge de la chevalerie, les moines se devant être dans son esprit de nouveaux chevaliers qui combattent le mal à l'intérieur des monastères. Très logiquement, il joue un rôle essentiel dans la rédaction des règles du nouvel ordre des Templiers fondé en 1129 tout près de Clairvaux, à Troyes, par Hugues de Payns, qui avait découvert la Terre Sainte en accompagnant le comte de Champagne. Très marqué par la forte personnalité de sa mère, Aleth de Montbard, il orchestre le culte de la Vierge. En matière d'art, il prône, contre les fastes de Cluny, la plus stricte simplicité : vitraux incolores, austérité de la décoration réduite à une croix, blancheur des murs. Rien ne doit détourner le moine de Dieu et l'argent ne doit pas être volé aux pauvres pour des futilités esthétiques. Un éloge de la pauvreté qui se retrouve dans un traité, De la Considération, qu'il rédige pour le pape Eugène III : un texte qu'aujourd'hui encore chaque pape doit lire après son élection. Gageons que le pape François a su en apprécier la teneur.
* "Quand [le chevalier du Christ] met à mort un malfaiteur, il n'est pas un homicide, mais, si j'ose dire, un malicide." Saint Bernard, "De laude novae militiae", cité par Jean Richard, dans "L'Esprit de croisade", Paris, 1969.
Accédez à l'intégralité des contenus du Point à partir de 1€ seulement >