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24/08/2013 - A Višegrad, c'est sur le pont reliant les deux rives de la Drina - mais aussi la Serbie et la Bosnie, l'Orient et l'Occident - que se concentre depuis le XVIe siècle la vie des habitants, chrétiens, juifs, musulmans de Turquie ou «islamisés». C'est là que l'on palabre, s'affronte, joue aux cartes, écoute les proclamations des maîtres successifs du pays, Ottomans puis Austro-Hongrois. C'est la chronique de ces quatre siècles que le grand romancier yougoslave Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961, nous rapporte ici, mêlant la légende à l'histoire, la drôlerie à l'horreur, faisant revivre mille et un personnages : de Radisav le Serbe empalé par le gouverneur turc, à Fata qui se jette du pont pour éviter un mariage forcé, et au vieil Ali Hodja, le Turc traditionaliste, qui voit avec consternation surgir les troupes de l'empereur François-Joseph. En 1914, le pont endommagé dans une explosion demeure debout. Sinistre présage, cependant, grâce auquel ce roman paru en 1945, oeuvre d'un écrivain bosniaque par sa naissance, croate par son origine et serbe par ses engagements d'alors, nous paraît aujourd'hui mystérieusement prophétique.

Un des plus grands romans de ce siècle. Nicolas Zand, Le Monde.

  • Les courts extraits de livres : 24/08/2013

Sur la plus grande partie de son cours, la Drina suit des défilés étroits entre des montagnes escarpées ou coule au fond de gorges aux parois abruptes. En quelques rares endroits, ses berges s'élargissent en vallées et constituent, d'un seul côté ou des deux côtés de la rivière, des terrains agréables, tantôt plats, tantôt onduleux, propices aux cultures et à la vie des hommes. Une de ces plaines s'ouvre ici, près de Višegrad, à l'endroit où la Drina surgit en faisant un coude du défilé étroit creusé entre les rochers de Butko et le mont Uzavnica. Le méandre que décrit la Drina à cet endroit est étrangement brusque, et les montagnes de part et d'autre sont si escarpées et si rapprochées qu'elles semblent former un massif impénétrable d'où jaillit la rivière, comme d'un mur sombre. Les montagnes s'écartent ensuite tout à coup en un amphithéâtre irrégulier dont le diamètre à l'endroit le plus large n'excède pas quinze kilomètres à vol d'oiseau.

À l'endroit où la Drina surgit de tout le poids de sa masse d'eau écumante et verte de ce massif apparemment clos de montagnes noires, se dresse un grand pont de pierre aux courbes harmonieuses, reposant sur onze arches à larges travées. À partir de ce pont, comme à partir d'une base, une large vallée onduleuse déployée en éventail, couverte de champs, de pâturages et de prunelaies, quadrillée de murets ou de palissades, parsemée de bosquets et de rares bois de conifères, abrite la bourgade de Višegrad ainsi que des hameaux blottis au creux des coteaux. Vu ainsi, du fond de l'horizon, on dirait que sous les arches amples du pont blanc coule et se déverse non seulement la verte Drina, mais aussi tout ce paysage harmonieux et parfaitement domestiqué, avec tout ce qu'il abrite, et aussi le ciel méridional au-dessus de lui.

Sur la rive droite de la rivière, à partir du pont même, s'étend la plus grande partie de la ville, avec le bazar, aussi bien dans la plaine que sur les versants des collines. De l'autre côté du pont, le long de la rive gauche, on trouve Maluhino Polje, un faubourg disséminé de part et d'autre de la route qui conduit à Sarajevo. Ainsi, le pont qui fait la jonction entre les deux tronçons de la route de Sarajevo relie le bourg à sa banlieue.

Ou plutôt, quand on dit «relie», c'est comme lorsqu'on dit : «Le soleil se lève le matin pour que nous, les hommes, puissions voir autour de nous et vaquer à nos occupations, et il se couche le soir pour nous permettre de dormir et de nous reposer des efforts de la journée.» En effet, ce grand pont de pierre, cette construction somptueuse à la beauté incomparable, comme n'en ont pas des villes beaucoup plus riches et beaucoup plus souvent traversées («Il n'y en a que deux autres qui peuvent lui être comparés dans tout l'Empire», disait-on jadis), représente l'unique passage fiable et permanent sur tout le cours moyen et supérieur de la Drina, et il constitue un point de jonction indispensable sur la route qui relie la Bosnie à la Serbie, et, au-delà, aux autres parties de l'Empire turc, jusqu'à Stamboul. La ville et ses faubourgs, eux, ne sont qu'une de ces agglomérations qui se développent immanquablement aux principaux nœuds de communication ou de part et d'autre des ponts les plus grands et les plus importants.

C'est ainsi qu'à cet endroit également, avec le temps, les maisons se sont multipliées et les hameaux se sont étendus sur les deux rives. La bourgade a vécu du pont et a grandi en partant de lui comme d'une racine indestructible

Quatre siècles de vie commune autour d'un pont, instrument de réunion et de division des habitants de la ville bosniaque de Visegrad. Symbole de l'occupation ottomane, cet ouvrage d'art finit par faire partir du paysage et rester le seul élément durable face aux aléas de l'histoire. Une grande fresque littéraire indispensable pour comprendre le conflit yougoslave.

Auteur : Ivo Andric  Postface : Predrag Matvejevitch  Traducteur : Pascale Delpech  Date de saisie : 24/08/2013  Genre : Romans et nouvelles - étranger  Editeur : Le livre de poche, Paris, France  Collection : Le Livre de poche. Biblio roman, n° 3321

Auteur : Ivo Andric Postface : Predrag Matvejevitch Traducteur : Pascale Delpech Date de saisie : 24/08/2013 Genre : Romans et nouvelles - étranger Editeur : Le livre de poche, Paris, France Collection : Le Livre de poche. Biblio roman, n° 3321

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