
IL y a près de quarante ans, David Pinkney a consacré un chapitre de La Révolution de 1830 en France (1972, traduction française 1988) à l’identification du « peuple dans la Révolution ». Il a cherché à déterminer qui s’est battu sur les barricades, et pourquoi. Dans 1830. Le Peuple de Paris, Nathalie Jakobowicz témoigne de l’évolution des questionnements : elle aborde sous un tout autre angle le problème du peuple au temps des Trois Glorieuses. Attachée à saisir ce que l’événement a changé dans l’ordre des représentations, elle propose dans son ouvrage une analyse des imaginaires collectifs pendant l’année 1830.
Issu d’une thèse, ce texte très solide et très argumenté, lesté d’une bibliographie conséquente, repose sur un important corpus de sources. David Pinkney avait scruté le peuple en révolution aux Archives nationales, aux Archives de la Seine ou encore à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Nathalie Jakobowicz, elle, a traqué les discours sur le peuple de 1830 dans les brochures et les journaux, mais aussi dans trois catégories de sources plus originales – mais de plus en plus fréquemment étudiées par les historiens : le théâtre (une quarantaine de pièces conservées à l’Arsenal et à la BNF) ; la chanson (environ soixante-dix titres et recueils à la BHVP et à la BNF), les images (plus de mille trois cents au total, à la BNF, à Carnavalet, aux Arts et Traditions populaires). La lecture méticuleuse et le traitement rigoureux des sources ainsi qu’un effort de mise en relation de leurs apports respectifs aident à mieux mesurer les évolutions qui affectent les représentations du peuple avant, pendant et après la Révolution de Juillet.
Le livre est construit en trois parties qui charpentaient déjà la thèse. Avant Juillet le peuple est perçu comme une entité hétérogène et vague, aux limites incertaines, indissociablement vertueuse et inquiétante (première partie : « Des classes populaires silencieuses ? »). La Révolution focalise et renouvelle les représentations dans un sens positif : le peuple est le héros de l’événement (deuxième partie : « Le peuple nation sur les barricades de Juillet »). Ensuite, pendant l’été et l’automne 1830, l’indistinction est de nouveau de mise et la dangerosité du peuple – ou d’une fraction du peuple – est soulignée dans de très nombreuses sources (troisième partie : « Les peuples de l’automne »). En d’autres termes, et pour reprendre les mots employés par Nathalie Jakobowicz, le peuple de 1830 est tour à tour « épars et silencieux, mythique, puis embarrassant » (page 19).*
Il n’est pas facile de déterminer le sens profond de ces évolutions : entre le système de représentations qui semble prévaloir au début de l’année 1830 et celui qui paraît l’emporter à la fin de cette même année, on repère des reconfigurations, mais aussi un certain nombre de continuités, tandis que l’héroïsation du peuple des barricades incite à s’interroger sur la place que tient l’événement dans les modulations des imaginaires collectifs. En outre, il n’est pas certain que les auteurs des écrits ou des images consacrés au peuple en 1830 incarnent à eux seuls les représentations des « contemporains » (passim), catégorie passablement floue. Il n’en reste pas moins que l’histoire des représentations éclaire ici plusieurs facettes de l’histoire politique et sociale du premier XIXe siècle. Ainsi la « multitude », stigmatisée par Adolphe Thiers dans son discours pour la restriction du suffrage de mai 1850, est-elle déjà montrée du doigt aux lendemains des Trois Glorieuses – Le Journal des Débats évoque par exemple le 20 octobre 1830 les menaces que représente une « multitude égarée » (page 303).
Le livre est riche à la fois par son propos général et par les nombreuses études très fouillées qui s’y déploient. Nathalie Jakobowicz accorde à juste titre toute son attention à certains artistes tels Vernet ou Bellangé, reproductions d’œuvres à l’appui – on appréciera au passage le très beau travail d’illustration assuré par l’éditeur, à la fois au fil du texte et dans un cahier central en couleurs – ; elle décortique plusieurs œuvres écrites ou jouées (en particulier, L’Homme du peuple, un roman de 1829 devenu pièce de théâtre, pages 93-107) ; elle consacre des pages fort intéressantes aux ateliers de secours mis en place en août 1830 (pages 240-243), liquidés moins de six mois plus tard (pages 318-321).
Ce parcours remarquable dans l’histoire des représentations du peuple de 1830 a enfin le mérite de soulever un certain nombre de questions et de stimuler des recherches complémentaires. D’abord, même si le peuple étudié ici est celui de la capitale – le titre de l’ouvrage est à cet égard explicite – il ne serait pas inutile de jeter quelques passerelles avec le reste du territoire français. Il arrive à Nathalie Jakobowicz d’évoquer Lyon et son commissaire central (page 77), les théâtres de Lyon et de Saint-Etienne (page 141, par exemple), ou bien encore « les soulèvements de Lyon, Nantes ou Nîmes » (page 164), etc. Mais il vaudrait sans doute la peine de creuser la question des représentations du peuple non-parisien, et celle des représentations élaborées hors de Paris sur le peuple. Les travaux de Jeremy Popkins cités en bibliographie aident à s’orienter pour Lyon et à éviter les jugements à l’emporte-pièce sur « la province » ou « les provinces » : la France non parisienne est trop souvent évacuée de la réflexion au prétexte qu’elle ne ferait qu’imiter la capitale (page 164, notamment).
En outre, et cela peut sembler paradoxal, le peuple de Paris est en quelque sorte un point aveugle dans la démonstration de Nathalie Jakobowicz. En ne se posant pas la question de savoir quel est ce « peuple qui a tout fait depuis trois jours » (Le National des 29 et 30 juillet 1830), on risque de se cantonner à un ordre de représentations sociales parfois abstrait. Certes, les « hommes du peuple » ont « laissé peu de traces » (page 14) ; il est pourtant utile de s’attacher à comprendre des formes d’expression de soi et des systèmes de représentations perceptibles ici et là. Le journal Le Peuple, daté du 20 octobre 1830 et cité page 264, met sur la piste : « Des placards sont affichés en grand nombre dans les rues habitées principalement par la classe ouvrière. Tous semblent avoir été rédigés par des ouvriers. L’expression, le style, l’orthographe portent à le croire. » Cette piste, Nathalie Jacobowicz ne l’explore pas dans son livre, mais dans un récent article : selon elle les placards « révèlent la figure d’un peuple qui exprime par ses cris et ses écrits des réclamations que les contemporains souhaitent évincer »1. Dans une perspective comparable, Philippe Darriulat décrypte depuis plusieurs années des usages populaires de la politique par la chanson ; et si l’on quitte un instant 1830 pour 1848, on ne peut s’empêcher de songer aux impressionnants résultats obtenus ces dernières années par Louis Hincker (Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851, 2008), par Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey (1848, la révolution oubliée, 2008). Dans 1830. Le Peuple de Paris, on peut par contraste ressentir parfois une impression de flou lorsqu’il est question des « classes populaires » (passim).
Plusieurs chantiers ouverts avec talent par Nathalie Jakobowicz mériteraient donc un complément d’enquête, tandis que la notion de représentation gagnerait sans doute à être davantage mise en perspective. Dès lors, 1830. Le Peuple de Paris donne envie au lecteur de se plonger à son tour dans la riche bibliographie et dans le foisonnement des sources… avec un petit détour par Hugo, dont la voix résonne à la fois dans l’introduction du livre (« Hier, vous n’étiez qu’une foule. / Vous êtes un peuple aujourd’hui. ») et dans sa conclusion (« Chacun se dépopularise à son tour. Le peuple finira peut-être par se dépopulariser »).