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On ne l'aime pas trop, celui-là! Dans le petit monde des couleurs, le jaune est l'étranger, l'apatride, celui dont on se méfie et que l'on voue à l'infamie. Jaune comme les photos qui pâlissent, comme les feuilles qui meurent, comme les hommes qui trahissent... Jaune était la robe de Judas. Jaune, la couleur dont on affublait autrefois la maison des faux-monnayeurs. Jaune aussi, l'étoile qui désignait les juifs et les destinait à la déportation... Aucun doute, le jaune n'a pas une très belle histoire ni une bonne réputation. Mais pour quelles raisons? Michel Pastoureau, qui nous promène au fil de l'été dans l'univers arc-en-ciel des symboles (voir aussi son dernier livre, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, au Seuil), l'explique ici: il y a bel et bien un mystère de la couleur jaune


Le jaune est assurément la couleur la moins aimée, celle que l'on n'ose pas trop montrer et qui, parfois, fait honte. Qu'a-t-elle donc fait de si terrible pour mériter une telle réputation?


Elle n'a pas toujours eu une mauvaise image. Dans l'Antiquité, on appréciait plutôt le jaune. Les Romaines, par exemple, ne dédaignaient pas de porter des vêtements de cette couleur lors des cérémonies et des mariages. Dans les cultures non européennes - en Asie, en Amérique du Sud - le jaune a toujours été valorisé: en Chine, il fut longtemps la couleur réservée à l'empereur, et il occupe toujours une place importante dans la vie quotidienne asiatique, associé au pouvoir, à la richesse, à la sagesse. Mais, c'est vrai, en Occident, le jaune est la couleur que l'on apprécie le moins: dans l'ordre des préférences, il est cité en dernier rang (après le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir).


«Le jaune devient la couleur de l'ostracisme»



Sait-on d'où vient cette désaffection?


Il faut remonter pour cela au Moyen Age. La principale raison de ce désamour est due à la concurrence déloyale de l'or: au fil des temps, c'est en effet la couleur dorée qui a absorbé les symboles positifs du jaune, tout ce qui évoque le soleil, la lumière, la chaleur, et par extension la vie, l'énergie, la joie, la puissance. L'or est vu comme la couleur qui luit, brille, éclaire, réchauffe. Le jaune, lui, dépossédé de sa part positive, est devenu une couleur éteinte, mate, triste, celle qui rappelle l'automne, le déclin, la maladie... Mais, pis, il s'est vu transformé en symbole de la trahison, de la tromperie, du mensonge... Contrairement aux autres couleurs de base, qui ont toutes un double symbolisme, le jaune est la seule à n'en avoir gardé que l'aspect négatif.


Comment ce caractère négatif s'est-il manifesté?


On le voit très bien dans l'imagerie médiévale, où les personnages dévalorisés sont souvent affublés de vêtements jaunes. Dans les romans, les chevaliers félons, comme Ganelon, sont décrits habillés de jaune. Regardez les tableaux qui, en Angleterre, en Allemagne, puis dans toute l'Europe occidentale, représentent Judas. Au fil des temps, cette figure cumule les attributs infamants: on le dépeint d'abord avec les cheveux roux, puis, à partir du XIIe siècle, on le représente avec une robe jaune et, pour parachever le tout, on le fait gaucher! Pourtant, aucun texte évangélique ne nous décrit la couleur de ses cheveux ni celle de sa robe. Il s'agit là d'une pure construction de la culture médiévale. Des textes de cette époque le disent d'ailleurs clairement: le jaune est la couleur des traîtres! L'un d'eux relate comment on a peint en jaune la maison d'un faux-monnayeur et comment il a été condamné à revêtir des habits jaunes pour être conduit au bûcher. Cette idée de l'infamie a traversé les siècles. Au XIXe, les maris trompés étaient encore caricaturés en costume jaune ou affublés d'une cravate jaune.


On comprend bien comment la symbolique du déclin a pu lui être associée. Mais pourquoi le mensonge?


Eh bien, nous n'en savons rien! Dans l'histoire complexe des couleurs que nous racontons ici, nous voyons bien que les codes et les préjugés qui leur sont attachés ont une origine assez logique: l'univers du sang et du feu pour le rouge, celui du destin pour le vert, en raison de l'instabilité de la couleur elle-même... Mais, pour le jaune, nous n'avons pas d'explication! Ni dans les éléments qu'il évoque spontanément (le soleil), ni dans la fabrication de la couleur elle-même. On obtient le jaune avec des végétaux telle la gaude, une sorte de réséda qui est aussi stable en teinture qu'en peinture, et les jaunes fabriqués à base de sulfures tel l'orpiment ou de safran en peinture ont les mêmes qualités: la teinture jaune tient bien, elle ne trahit pas son artisan, la matière ne trompe pas comme le vert le fait, elle résiste bien...


Faudrait-il alors chercher du côté du soufre, qui évoque évidemment le diable?


Il est possible que la mauvaise réputation du soufre, qui provoque parfois des troubles mentaux et qui passe pour diabolique, ait joué, mais cela est insuffisant... Le jaune est une couleur qui glisse entre les doigts de l'historien. L'iconographie, les textes qui édictent les règlements vestimentaires religieux et somptuaires, les livres des teinturiers - en bref, tous les documents dont nous disposons - sont curieusement peu bavards à son sujet. Dans les manuels de recettes pour fabriquer les couleurs datant de la fin du Moyen Age, le chapitre consacré au jaune est toujours le moins épais et il se trouve relégué à la fin du livre. Nous ne pouvons que constater que, vers le milieu de la période médiévale, partout en Occident, le jaune devient la couleur des menteurs, des trompeurs, des tricheurs, mais aussi la couleur de l'ostracisme, que l'on plaque sur ceux que l'on veut condamner ou exclure, comme les juifs.


Déjà, en cette fin de Moyen Age, on invente l'étoile jaune?


Oui. C'est Judas qui transmet sa couleur symbolique à l'ensemble des communautés juives, d'abord dans les images, puis dans la société réelle: à partir du XIIIe siècle, les conciles se prononcent contre le mariage entre chrétiens et juifs et demandent à ce que ces derniers portent un signe distinctif. Au début, celui-ci est une rouelle, ou bien une figure comme les tables de la Loi, ou encore une étoile qui évoque l'Orient. Tous ces signes s'inscrivent dans la gamme des jaunes et des rouges. Plus tard, en instituant le port de l'étoile jaune pour les juifs, les nazis ne feront que puiser dans l'éventail des symboles médiévaux, une marque d'autant plus forte que cette couleur se distinguait particulièrement sur les vêtements des années 1930, majoritairement gris, noirs, bruns ou bleu foncé.


«Si revalorisation du jaune il y a, elle passera d'abord par les femmes»



Quand le jaune devient le symbole, négatif, de la félonie, c'est précisément le moment où la société médiévale se crispe...


... et où le christianisme n'a plus d'ennemis à l'extérieur. Les croisades ayant échoué, on se cherche plutôt des ennemis à l'intérieur, et on acquiert une mentalité d'assiégé. En découle une extraordinaire intolérance envers les non-chrétiens qui vivent en terre chrétienne, comme les juifs, et envers les déviants, tels les hérétiques, les cathares, les sorciers. On crée pour eux des codes et des vêtements d'infamie. Cet esprit d'exclusion ne va pas s'apaiser avec la Réforme chez les protestants: en terre huguenote, on manifeste le même rejet des juifs et des hérétiques.


La Renaissance ne va rien changer au statut du jaune?


Non. On le voit bien dans la peinture. Alors que le jaune était bien présent dans les fresques pariétales (avec les ocres) et les œuvres grecques et romaines, il régresse dans la palette des peintres occidentaux des XVIe et XVIIe siècles, malgré l'apparition de nouveaux pigments comme le jaune de Naples, qu'utilisent les peintres hollandais du XVIIe (notons cependant que, sur les peintures murales, certains jaunes ont pu pâlir et s'estomper au fil du temps). Même constat avec les vitraux: ceux du début du XIIe comportent du jaune, puis la dominante change et devient bleu et rouge. Le jaune n'est presque plus utilisé que pour indiquer les traîtres et les félons. Cette dépréciation va perdurer jusqu'aux impressionnistes.


On songe évidemment aux champs de blé et aux tournesols de Van Gogh...


... et aux tableaux des fauves, puis aux jaunes excessifs de l'art abstrait. Dans les années 1860-1880, il se produit un changement de palette chez les peintres, qui passent de la peinture en atelier à la peinture en extérieur, et un autre changement quand on passe de l'art figuratif au semi-figuratif, puis à la peinture abstraite: celle-ci utilise moins la polychromie, elle use moins des nuances. C'est aussi le moment où, comme nous l'avons vu la semaine dernière, l'art se donne une caution scientifique et affirme qu'il y a trois couleurs primaires: le bleu, le rouge et notre jaune qui, contrairement au vert, se voit donc brusquement valorisé. Il est possible que le développement de l'électricité ait également contribué à cette première réhabilitation.


Une fois encore, ce changement de statut du jaune se produit à une période clef, la fin du XIXe siècle, qui est aussi celle des bouleversements de la vie privée et des mœurs.


Oui. Les couleurs reflètent en fait les mutations sociales, idéologiques et religieuses, mais elles restent aussi prisonnières des mutations techniques et scientifiques. Cela entraîne des goûts nouveaux et, forcément, des regards symboliques différents.


Et puis il y a le maillot jaune du Tour de France. Lui aussi, il redonne un coup de jeune au jaune.


Au départ, il s'agissait d'une opération publicitaire lancée en 1919 par le journal L'Auto, l'ancêtre de L'Equipe, qui était imprimé sur un papier jaunâtre. La couleur est restée celle du leader. L'expression «maillot jaune» s'est étendue à d'autres domaines sportifs et à d'autres langues: en Italie, on l'emploie pour désigner un champion, alors que le premier du Tour d'Italie porte un maillot rose! L'art et le sport ont donc contribué à réinsérer le jaune dans une certaine modernité.


Mais pas dans la vie quotidienne, ni dans les goûts des Occidentaux. Le jaune infamant est toujours là, dans notre vocabulaire en tout cas: on dit qu'un briseur de grève est un «jaune». On dit aussi «rire jaune».


L'expression française «jaune» pour désigner un traître remonte au XVe siècle, et elle reprend la symbolique médiévale. Quant au «rire jaune», il est lié au safran, réputé provoquer une sorte de folie qui déclenche un rire incontrôlable. Les mots ont une vie très longue, qu'on ne peut éliminer. Qu'on le veuille ou non, le jaune reste la couleur de la maladie: on a encore le «teint jaune», surtout en France, où l'on connaît bien les maladies du foie. Pour un spécialiste des sociétés anciennes, tout signe est motivé. Au Moyen Age, on pensait qu'un mot désignant un être ou une chose avait à voir avec la nature de cet être ou de cette chose. L'arbitraire était impensable dans la culture médiévale. Les mots sont-ils des constructions purement intellectuelles ou correspondent-ils toujours à des réalités plus tangibles? On en débat depuis Platon et Aristote!


Notre jaune ne s'est donc pas complètement débarrassé de ses oripeaux. On s'en méfie toujours un peu, non?

Il est peu abondant dans notre vie quotidienne: dans les appartements, on s'autorise parfois quelques touches de jaune pour égayer, mais avec modération. Nous l'admettons dans nos cuisines et nos salles de bains, lieux où l'on se permet quelques écarts chromatiques, mais on est revenu de la folie des années 1970, où on le mettait à toutes les sauces, l'associant même à des marrons et à du vert pomme. Les voitures jaunes, par exemple, restent rares.


A l'exception de celles de La Poste?


C'est récent. Depuis le XVIIe siècle, la Poste, qui dépendait de la même administration que les Eaux et Forêts, était associée au vert. Le changement a eu lieu quand j'étais adolescent, avec les premières voitures Citroën à carrosserie jaune, probablement par imitation des PTT suisses, qui avaient adopté le jaune. On a tout simplement eu le souci de mieux distinguer ce service et, comme le rouge était déjà pris par les pompiers... On voit ainsi que le jaune fait parfois fonction de demi-rouge: c'est le carton jaune du football. Autre constat: le doré n'est plus vraiment son rival, beaucoup d'Européens du Nord lui ayant tourné le dos.


Pour quelles raisons?


Peut-être est-ce un reliquat de la haine des moralistes protestants envers les fastes et les bijoux. Depuis le XXe siècle, la couleur or est devenue vulgaire. Les bijoutiers savent que la majorité des clients préfèrent l'or blanc et l'argenté plutôt que le doré. Et, dans les salles de bains, les robinets dorés, qui furent un temps à la mode, ne le sont plus. Le vrai rival du jaune, aujourd'hui, c'est l'orangé, qui symbolise la joie, la vitalité, la vitamine C. L'énergie du soleil se voit mieux représentée par le jus d'orange que par le jus de citron (le jaune a aussi un caractère acide). Seuls les enfants le plébiscitent: dans leurs dessins, il y a souvent un soleil bien jaune et des fenêtres éclairées en jaune. Mais ils se détachent de ce symbolisme en grandissant. A partir d'un certain âge, chacun prend en compte plus ou moins inconsciemment le regard des autres, et adopte les codes et mythologies en vigueur. Ainsi les goûts des adultes sont-ils non plus spontanés, mais biaisés par le jeu social et imprégnés par les traditions culturelles.
 

Va-t-on vers une vraie réhabilitation du jaune?


C'est le cas dans le sport: importé comme le vert par les clubs de football d'Amérique du Sud, le jaune s'insinue dans les maillots et les emblèmes. Si revalorisation du jaune il y a, elle passera d'abord par les femmes, et par les vêtements de loisir (à l'égard desquels on s'autorise davantage de liberté). Si j'étais styliste, je m'engouffrerais dans cette voie... Je pense que, si des changements s'opèrent dans nos habitudes des couleurs, qui se jouent sur la longue durée, ce sera dans les nuances de jaune. Etant tombée très bas, et ayant commencé à se relever doucement, cette couleur-là ne peut que se redresser. Le jaune a un bel avenir devant lui.


Le jaune - Tous les attributs de l'infamie!

par Dominique Simonnet

L'Express du 02/08/2004

Le bleu - La couleur qui ne fait pas de vagues par Dominique Simonnet

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28849801.html

Le rouge - C'est le feu et le sang, l'amour et l'enfer

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28890750.html


Le blanc - Partout, il dit la pureté et l'innocence

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28941000.html

Le noir - Du deuil à l'élégance
...
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28969912.html

Le vert - Celui qui cache bien son jeu
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-29042672.html

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