
D’abord spécialiste des modèles de vertu, Sylvain Rappaport s’est tourné vers le sort des réprouvés en consacrant une étude, à la fois très précise et très stimulante, à la terrible chaîne qui conduisait les forçats des prisons vers les bagnes portuaires, entre 1793 et 1836. Il en justifie largement l’intérêt historiographique en multipliant les questions et les éclairages sur les divers aspects du sujet : mode de transport, voyage forcé, pratique disciplinaire, et « spectacle » offert aux foules par cette impressionnante « démultiplication » sur toutes les routes de France de l’exposition des condamnés prévue par la loi. Son analyse comble un vide et permet de croiser deux grands objets d’histoire : les institutions carcérales, d’une part, et le supplice public, d’autre part, durant une période-charnière, traversée d’hésitations décisives sur le système punitif. Sa démarche est toujours rigoureuse : elle s’appuie sur une lecture méthodique des diverses sources (archives administratives, articles de presse, témoignages et œuvres littéraires) – dont on peut regretter parfois qu’elles ne soient pas davantage présentées – et sur les apports de l’histoire des savoirs, des représentations ou des sensibilités, pour comprendre la chaîne et la fascination qu’elle exerce. En revanche, le plan adopté, éclaté en onze chapitres chronologico-thématiques, a l’inconvénient de diluer un peu les lignes de force.
La chaîne est évidemment un héritage de l’Ancien Régime et du temps des galères : supprimée en 1789, elle est rétablie pratiquement à l’identique dans la foulée du code pénal de 1791, qui prévoit les travaux forcés, et en réponse à l’engorgement des prisons de la République. Encadré par le ministère de l’Intérieur, représenté par un commissaire, le convoi des forçats est adjugé à un entrepreneur privé, chargé de toute l’organisation et de la surveillance des prisonniers – marché au demeurant rentable et manifestement très convoité. Plusieurs fois dans l’année, une chaîne partait de Bicêtre pour Toulon, Brest, Rochefort ou Lorient, qu’elle atteignait en trois à cinq semaines. Le convoi grossissait au fur et à mesure de ses étapes, jusqu’à atteindre 300 à 400 forçats, voire jusqu’à 600 dans la période la plus intensément répressive, c’est-à-dire de la fin de la Révolution aux premières années de la Restauration. Les prisonniers étaient attachés par un collier de fer et groupés en « cordons » de 24 à 26 hommes; ils faisaient le trajet à pied, en charrette ou encore en bateau (sur le Rhône). Ils étaient accompagnés d’un officier de santé et escortés par une vingtaine de gardes ou « argousins », dont Sylvain Rappaport parvient, malgré des sources peu prolixes, à esquisser le portrait social. Il interroge aussi à juste titre la mauvaise réputation de ce petit personnel au statut incertain, proche des condamnés à bien des égards : la brutalité qui leur est toujours prêtée doit beaucoup, en effet, à la distance sociale et culturelle qui les sépare de ceux qui les jugent…
Sylvain Rappaport, La Chaîne des forçats. 1792-1836, Paris, Aubier, 2006, 346 p. Revue d'histoire du XIXe siècle, 34 | 2007, [En ligne], mis en ligne le 03 novembre 2008
http://rh19.revues.org/index1402.html
Gilles Malandain
p. 165-214
Le texte intégral est disponible en libre accès depuis le 03 novembre 2008