
La Martiniquaise Camille Mauduech raconte
En 1948, un administrateur blanc est assassiné de trente-six coups de coutelas par des coupeurs de canne. Retour sur un fait divers
emblématique
Aux Antilles, «rien n'a changé en termes de rapport de classes et de races», affirmait dernièrement Elie Domota, le syndicaliste guadeloupéen, porte-parole du LKP. «Les 16 de Basse-Pointe», un documentaire de Camille Mauduech, viendrait-il illustrer la pensée de l'ennemi numéro un de la «pwofitasyon» ? A l'origine de cette enquête têtue et subtile, un fait divers martiniquais à l'âpreté faulknérienne. Un sanguinaire «békécide» (meurtre d'un béké) dont Sartre aurait pu s'enivrer dans sa préface aux «Damnés de la terre», où, comme on sait, il dit qu'«abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre».
En 1948, Guy de Fabrique, administrateur blanc créole de l'habitation Leyritz, se présente, escorté de trois
gendarmes, devant une soixantaine de coupeurs de canne en grève. Sur la fausse information d'un mouchard, il vient porter secours à son frère Gaston. Il finit par prendre la fuite. Rattrapé, il
est assassiné de trente-six coups de coutelas. On retrouve dans un champ de la plantation son corps - «haché», raconte un témoin. Seize ouvriers agricoles sont arrêtés. Au bout de trois
années de détention préventive, ils sont jugés à Bordeaux, où ils encourent la peine de mort.
Sur un air de piano Fender Rhodes, avec nonchalance, obstination et un doigt de coquetterie, la réalisatrice
assemble le «puzzle disparate» de l'affaire. Mais, soixante ans après, la plupart des accusés sont morts ou séniles. A l'oubli se joint l'omerta des tropiques. On voit ainsi Bibi, le
jardinier de l'habitation Leyritz, changée depuis en hôtel, faire une leçon sur l'arbre à cornichons, sans avouer jamais qu'il est le fils d'un témoin coolie du procès de Bordeaux. Guidée par les
archives personnelles de l'avocat martiniquais communiste Georges Gratiant, Mauduech parvient à cerner, sinon à percer, toutes les énigmes. Au moment du crime, Guy de Fabrique se disposait-il à
tirer sur les grévistes ? Etait-il un Nabuchodonosor colonial ou un Meursault créole ébloui par «les cymbales du soleil», comme dit Camus dans «l'Etranger» ? Le film n'occulte pas la
position ambiguë de la victime, simple salarié pris en étau entre ses patrons et les coupeurs de canne. Il n'oublie jamais de replacer le lynchage du «petit béké» dans le système sucre
et son nid de névroses. Un an avant ce massacre, les policiers du préfet Trouillet abattaient trois ouvriers en grève au Carbet. De là l'essence violemment politique du procès de Bordeaux, où,
pour les deux parties, le crime lui-même passe au second plan. «Procès du fascisme colonial» pour la défense, et, pour l'accusation, règlement de comptes contre les communistes, les
syndicats et le droit de grève, que la justice de Martinique, en 1947, amalgame à une «entrave à la justice». Mais, faute de preuves, les seize de Basse-Pointe - Blézès, Moutoussamy
Roselmack, Cressan et les autres - sont acquittés, grâce entre autres à l'éloquence de Me Gratiant et au témoignage de Michel Leiris sur la «misère» de la Caraïbe.
Maire de Fort-de-France, Aimé Césaire verse les seize, les assassins avec les innocents, au service de voirie
de sa ville. Dans une séquence, on voit la réalisatrice se pencher à l'oreille du grand poète dur de la feuille, assis à son bureau, un livre entre les mains. Elle lui demande d'expliquer son
geste de soutien. «C'étaient des victimes. C'était une affaire de principe», tranche d'une voix impatientée et féminine l'écrivain né à Basse-Pointe. «Malgré ce crime barbare ?»
interroge Mauduech. «Il y avait une féodalité des Blancs contre les Nègres. Qu'il y ait une violence, ce n'est pas étonnant. Ce qui est étonnant, c'est qu'il n'y ait pas eu des révoltes plus
générales...»
« Les 16 de Basse-Pointe », par Camille Mauduech. En salles le 22 avril
2009
Fabrice Pliskin
Le Nouvel Observateur
SEMAINE DU JEUDI 23 Avril 2009