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Réinscrivant la période de l’Occupation dans une socio-histoire des milieux judiciaires délaissée jusque-là, allant de l’entre-deux-guerres à la fin des années 40, le livre de Liora Israël – jeune agrégée de sciences économiques et sociales, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales – éclaire d’un jour nouveau les relations entre droit et politique, en proposant une interprétation originale de l’engagement résistant grâce aux outils de la sociologie de l’action collective, basée sur un ample dépouillement d’archives publiques et privées, même s’il faut reconnaître que Paris, une fois n’est pas coutume, a été privilégié par rapport à la province. Ce livre est tellement riche et foisonnant que je renvoie le lecteur à sa découverte car en rendre compte de façon exhaustive nécessiterait une véritable étude plutôt qu’une simple note de lecture. Aussi me bornerai-je à aborder deux, trois problématiques qui sous-tendent l’ouvrage car au-delà des anecdotes et des exemples donnés de telle ou telle action menée, elles résonnent dans notre actualité.


Indiquons dès l’abord que si effectivement des dizaines d’avocats et de magistrats choisirent d’entrer dans l’illégalité et furent même pour certains à la tête de réseaux, s’il convient de rappeler les noms du juge Didier (1), le seul qui refusera de prêter serment au maréchal Pétain, du magistrat et compagnon de la Libération Alexandre Parodi, arrêté, torturé et retrouvé mort dans sa cellule à Fresnes en avril 1942, ou de l’avocat Léon-Maurice Nordmann, fusillé en février 1942, il n’empêche que la grande majorité, dans ces années Vichy que d’aucuns qualifient de « parenthèse de l’Histoire » alors qu’elles nous collent à la peau, resta attentiste… comme la grande majorité des Français. Car Vichy s’inscrit dans la continuité de la IIIe République, ainsi que le rappelle Gérard Noiriel dans Les origines républicaines de Vichy : « Le dernier gouvernement Pétain du 17 juin 1940 est un exemple patent d’union nationale puisqu’il va des conservateurs aux socialistes de la SFIO, étape évidente vers la fin de la guerre, mais étape presque imperceptible vers la fin de la légalité républicaine. C’est par des petits bonds (2) de ce genre, et non par la conspiration, qu’une bonne partie des Français et de l’élite de la population est amenée à un monde politique nouveau et inattendu. »


Pas si nouveau et inattendu que ça pour certains. En effet, les statuts des Juifs (3) et leur déclinaison via le numerus clausus imposé aux professions libérales n’ont guère troublé un barreau parisien traversé depuis de nombreuses années par l’antisémitisme et par la peur de la concurrence dans un contexte professionnel jugé incertain. L’extrait suivant des Mémoires de Jacques Charpentier, bâtonnier du Barreau de Paris pendant toute la période vichyste, avant de passer dans la clandestinité fin 1943, est édifiant : « Dès 1940, une loi avait exclu les fils d’étrangers de la profession d’avocat. Depuis quelques années, cette mesure était vivement souhaitée par le Barreau de Paris. Si un pays qui souffre d’une crise de natalité est obligé de favoriser l’immigration, certaines professions, dont la nôtre, exigent un minimum d’assimilation. Avant la guerre nous avions été envahis par les naturalisés de fraîche date, presque tous d’origine orientale, dont le langage commenté par les petits journaux nous couvrait de ridicule, et qui apportaient dans la conduite de leurs litiges les procédés de leurs bazars. À cet égard, la politique de Vichy se rencontrait avec nos intérêts professionnels. » Quant aux magistrats, toujours relativement à la mise en œuvre des lois antijuives, l’auteur indique qu’« aucune pétition de magistrats en faveur de collègues sanctionnés ne figure dans les dossiers personnels »... Le nouveau régime saura jouer avec la double habitude de « loyalisme » et de « sens de la discipline d’État » qui inspira la plupart d’entre eux, d’autant qu’il sembla leur donner, du moins au départ, une place d’autant plus importante qu’ils lui étaient nécessaires pour assurer la répression sous ses diverses formes.


C’est ainsi que le 9 novembre 1940, le procureur général de Paris écrivait au garde des Sceaux : « On peut affirmer que dans leur ensemble, les magistrats ne méconnaissent pas la nécessité d’une répression sévère de la propagande communiste. » À propos des communistes, ce n’est pas un hasard si une véritable résistance judiciaire commença à se mettre en place à partir de l’été 1941 (4) avec la création du Front National des Juristes – dont l’élément moteur fut l’avocat communiste Marcel Willard – qui sut toutefois ratisser large au nom du « patriotisme », ce qui lui valut une grande audience.


Oui, la question centrale, dans le cadre de la tension entre « légalité » et « légitimité », reste : se soumettre ou se démettre ? Et la réponse, telle que rapportée ici, montre qu’entre le noir et le blanc existèrent de nombreuses nuances de gris. En effet, si en apparence, en participant au fonctionnement d’un appareil judiciaire utilisé comme un appareil répressif, magistrats et avocats en ont soutenu la légitimité, en pratique certains ont su utiliser la marge de manœuvre, parfois importante, laissée par la procédure judiciaire, pour « dissimuler des résistants en les gardant parfois plusieurs années en détention préventive ou en jouant sur les qualifications juridiques utilisées pour caractériser leurs actes ». Toujours est-il qu’à la Libération les avocats en tant que corps constitué surent tirer leur épingle du jeu car leur épuration professionnelle, laissée à l’appréciation des conseils de l’ordre au niveau de chaque barreau, fut tardive et inégale, et en 1947 l’Ordre des avocats du Barreau de Paris obtint même la croix de guerre à titre collectif (!). Alors que l’épuration des magistrats, plus sévère, fut réalisée par une commission composée à parité de magistrats et de membres de la Résistance, même si elle fut marquée par un certain pragmatisme : à l’instar d’un Papon pour la haute fonction publique, la compétence fut sans surprise un critère non négligeable d’absolution. La révolution sociale souhaitée par d’aucuns, l’été 1944, étant restée mort-née, il fallut bien remettre en marche les institutions…


Jean-Jacques GANDINI



1. Anecdote liée au procès Papon (dont j’ai assuré la couverture : Le procès Papon : histoire d’une ignominie ordinaire au service de l’État, Librio, 1999, 2 €) devant la Cour d’Assises de la Gironde à partir d’octobre 1997 : chaque année, l’École nationale de la magistrature, qui a son siège à Bordeaux, a pour coutume de choisir un parrain pour la nouvelle promotion de magistrats. Cette année-là, deux noms étaient en balance : Didier, le petit juge obscur, et Parodi, le grand magistrat reconnu. Signe des temps, la préférence alla au petit juge obscur.

 

2. C’est moi qui souligne.


3. Loi portant statut des Juifs du 3 octobre 1940 et Loi du 2 juin 1941, remplaçant la loi du 3 octobre 1940.


4. Le 22 juin 1941, Hitler déclenche l’opération Barberousse et envahit l’URSS à laquelle le liait jusque-là le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939.

 

(Note de lecture parue dans Gavroche n° 150, avril 2007)

 

Avocats et magistrats en résistance pendant la seconde guerre mondiale de Liora Israel

Éditions Fayard, 2005, 548 p., 28 euros

 

Alain Bancaud, « Compte rendu de Liora Israël, Robes noires et années sombres, 2005 », Le Mouvement Social, n° 214 (janvier-mars 2006), p. 176-179, et en ligne :

http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=522.

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