Qu’est-ce que la santé mentale ? Un fait social total. La réponse peut paraître au premier abord un peu brutale. Néanmoins, on réalise
assez vite que ce syntagme désigne un champ de forces et non un concept scientifique qui pourrait se réduire à une simple question médicale. Ainsi, il n’existe pas de science de la santé
(mentale), mais des institutions (juridiques, éthiques, scientifiques, etc.) et des dispositifs qui en assurent la gestion. De ce fait, tant la définition impliquée par ces actions que son
champ de compétence font l’objet d’une lutte pour imposer une juridiction particulière. Les psychiatres semblent actuellement un peu naïvement faire la découverte de ces dynamiques et certains
sociologues se préoccupent de l’extension de ce champ hors de ses limites supposées… Quelles limites ? Les a-t-on jamais connues ? Ont-elles seulement été fixées une fois pour
toutes ? Dans ce cadre, le recours à l’histoire ne relève pas d’un simple détour méthodologique, outil de rupture attendu des illusions du présent. Cet usage relativiste, auquel on cantonne
parfois l’anthropologie, ne prend pas la mesure théorique de la dimension historique ou dynamique inhérente à nos domaines d’investigation. Aussi, prétendre développer une anthropologie de la
santé mentale consiste en premier lieu à s’affranchir d’unités d’analyse socialement prédéfinies, que le travail de terrain porte sur une institution ou sur une catégorie psychiatrique. Chaque
étude mêle en effet inextricablement divers aspects, aucune ne se réduisant complètement à une dimension purement médicale. De ce fait, comme l’a parfaitement analysé Didier Fassin, les projets
d’anthropologie médicale sont par nature limités1.
En proposant l’histoire des théories criminologies, Marc Renneville analyse la tension, toujours présente, entre institutions médicales et juridiques à l’égard des criminels. La complexité de cette intrication se retrouve au cœur même des conceptions avancées tout au long du xixe siècle. Comment comprendre l’auteur du crime ? Comment comprendre cette figure de l’irrationalité ? Déviance sociale ou déviance mentale ? Prévenir ou guérir sont-ils possibles ? Ces questions, constate l’auteur, n’ont toujours pas été résolues, le dénouement de l’intrigue n’est pas connu. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le criminel est un pécheur victime de sa faiblesse ; le crime, une faute ou une déchéance morale. Mais il est parfaitement responsable de ses actes, criminels et fous ne formant pas deux catégories distinctes. Ce n’est que progressivement que l’institution médicale et l’institution juridique se répartissent la gestion de ces catégories. Psychiatrie (Pinel, Esquirol, Morel), phrénologie (Gall) et anthropologies criminelles (Lombroso, Lacassagne) déplacent progressivement la question de la responsabilité vers celle de la dangerosité. L’enjeu de ces théories est une subtile dialectique du crime et de la folie : opposition, recouvrement, concept tiers, etc. Gall, par exemple, élabore une science du « criminel né » qui rend possible un dépistage. Il prépare l’idée qui conduit le crime à devenir une espèce de folie. La faiblesse ou la force de ces théories s’exprime dans leur pouvoir diagnostic qui identifie, distingue et explique l’acte criminel. Que le diagnostic s’émousse, et la théorie change ou se transforme. De la folie criminelle (totale) à la folie du crime (partiel) se dessine une histoire épistémologique de questions étonnement contemporaines.
Apparaît ainsi la genèse de la psychiatrie pénitentiaire, des stéréotypes médiatiques (films, littérature, etc.) de la folie meurtrière (chap. xiv) variant au gré des théories (psychiatrique, psychanalytique, etc.), mais aussi du cadre sociohistorique de l’expertise psychiatrique médico-légale, aujourd’hui omniprésente dans les grandes affaires. La recherche des causes des crimes sans mobile apparent constitue toujours l’horizon de nos interprétations. L’actualité la plus immédiate est là pour nous le rappeler. Il se pose les mêmes questions aux réponses incertaines, comme celle de savoir si le criminel sait ce qu’il fait ? Il s’agit, une fois le crime commis, une fois les circonstances comprises, d’établir un diagnostic rétrospectif, de déterminer la responsabilité de l’acte. Le système de jugement est infailliblement binaire : si le criminel est jugé responsable, il n’est pas fou et sera traduit en justice ; si le criminel est jugé irresponsable, il est fou, auquel cas il ne serait être traduit en justice ni condamné à un soin.
Notes
1. Didier Fassin, « Entre politiques du vivant et politiques de la vie : pour une anthropologie de la santé », Anthropologie et Sociétés, 2000, 24 (1) : Terrains d’avenir : 95-116.
Pour citer cet article
Samuel Lézé, « Marc Renneville, Crime et Folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et
judiciaires », L’Homme, 177-178 | janvier-juin 2006, [En ligne], mis en ligne le 12 avril 2006.
URL :
http://lhomme.revues.org/index2322.html.
177-178 | janvier-juin 2006 : Chanter, musiquer, écouter
Europe