L'insécurité des villes ne date pas d'hier.
Au printemps 1667, la racaille prospère dans la capitale, osant même défier le nouveau lieutenant de police La Reynie.
Le Paris du XVIIe siècle est quasiment invivable. C'est un véritable cloaque malodorant, menacé de façon permanente par les épidémies. A cela s'ajoutent les risques liés aux incendies, aux inondations, aux embouteillages, aux irrégularités des approvisionnements, aux désordres en tout genre. La capitale attire, comme toute grande ville, des déshérités qui y voient l'espérance d'une survie meilleure. Paysans chassés de leurs terres par la fiscalité trop lourde, chômeurs, invalides, déserteurs : tous viennent tenter leur chance. Ces " étrangers ", connaissant une situation économique précaire, viennent grossir la foule des marginaux déjà présents. Mendier, voler permet de gagner un jour, une nuit. Des " ghettos mendiants ", dont le plus célèbre est la cour des Miracles, se développent au sein d'un tissu urbain désagrégé en un labyrinthe de ruelles incontrôlables. Ces zones de non-droit, ou les représentants de l'autorité ne peuvent se risquer sans se faire rouer de coups, constituent des espaces de repli où les gueux trouvent protection auprès de leurs semblables.
La grande cour des Miracles se situe entre les actuelles rues du Caire et Réaumur, près de la porte Saint-Denis. On estime qu'environ 30 000 personnes y vivent, chiffre énorme pour l'époque, si on le rapporte aux 500 000 habitants que compterait Paris au milieu du XVIIe siècle. Henri Sauval, auteur d'un ouvrage intitulé Histoire et recherche des Antiquités de la ville de Paris qui circule en manuscrit dès les années 1660, la connaît bien pour s'y être rendu lui-même. Il la décrit comme " une place d'une grandeur considérable et un très grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé ", abritant plus de mille familles " chargées d'une infinité de petits enfants légitimes, naturels et dérobés ", installés dans " des logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue ".
Sauval établit une symétrie entre l'absence d'hygiène des lieux et des personnes et le manque de morale. Il rappelle " qu'on s'y engraissait dans l'oisiveté, dans la gourmandise et dans toutes sortes de vices et de crimes, sans aucun soin de l'avenir [...], chacun y vivait dans une grande licence [...], on n'y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacrement ". Cette contre-société, très hiérarchisée, possède une langue à part entière, l'argot, incompréhensible aux non-initiés. Elle refuse de payer l'impôt et les taxes.
A sa tête, un personnage étonnant : le Grand Coesre, ou roi des gueux, maître de ce royaume organisé sur le modèle des corporations. L'historien Eric Le Nabour le décrit siégeant au milieu de sa cour, assis sur un tonneau, coiffé d'un bonnet d'emplâtres en forme de couronne, revêtu d'une robe d'Arlequin, muni, en guise de sceptre, d'une fourche aux dents de laquelle est suspendue une charogne. Pour circuler, il emprunte une charrette tirée par deux énormes chiens. Il est assisté de cagous, gueux choisis parmi les plus anciens donc les plus doués, chargés de l'instruction des nouvelles recrues. Ceux-ci apprennent comment délester un aristocrate, fabriquer des plaies factices, des faux documents, inventer des histoires, etc. Viennent ensuite les autres catégories : d'une part, les mendiants et faux malades ; d'autre part, les voleurs et escrocs.
Dans le premier groupe, on trouve les plus misérables, les plus crasseux mais aussi les plus inventifs dans l'art de duper le passant. Des sous-groupes se spécialisent. Ainsi, les malingreux maîtres en fausses plaies purulentes, répugnantes, propres à susciter la compassion ; les sabouleux simulent des crises d'épilepsie en faisant écumer le savon blanc qu'ils se mettent dans la bouche ; les piètres se transforment en parfaits estropiés, manchots ou unijambistes... Quant aux francs-mitoux, ils sont spécialistes des maladies en tout genre. Il y a encore les drilles et les narquois, experts en dés pipés et cartes biseautées ; les coquillards, faux pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, arborant la coquille, demandent l'aumône. Tous, agissant aux quatre coins de la capitale, ont en commun de porter des haillons, de manier selon la circonstance le " baratin " ou la violence.
Dans le deuxième groupe, on trouve les voleurs et les escrocs. Officiant plus souvent la nuit que le jour, ils donnent à Paris sa réputation de coupe-gorge. Plutôt bien vêtus, ils assomment, trompent, sont si menaçants qu'il est déconseillé de s'y opposer. L'apprentissage du vol par les plus jeunes se fait de manière méthodique. Les exercices sont longuement répétés pour subtiliser des bijoux, une montre, couper les cordons d'une bourse sans se faire remarquer. Avant d'être intronisé, l'apprenti voleur est soumis à l'épreuve suivante. Dans un lieu fort encombré, il s'empare d'une bourse. Dénoncé par ses propres camarades, le voleur, poursuivi par la foule en colère, doit parvenir à s'enfuir, tandis que les autres, profitant de la confusion, détroussent à tour de bras. Chaque soir, après avoir " craché au bassinet " du Grand Coesre, c'est-à -dire remis le butin de la journée, truands et ribaudes s'installent autour des feux pour " briffer " (manger) et " picter " (boire). Chacun est désigné par un sobriquet : l'Assommeur, Casse-Téte, Sans-Ecus, etc. Rixes, débauche, beuverie, ripaille, sont l'ordinaire de la cour. Mais l'anarchie ne règne pas pour autant. Des châtiments sont administrés à ceux qui ne respectent pas les coutumes et usages. Dans la journée, les lieux désertés sont étonnamment silencieux. Comme le souligne Arlette Lebigre, dans ses travaux sur la genèse de la police moderne, le sentiment de charité de l'époque tend de plus en plus à opérer une discrimination entre, d'un côté, les " bons pauvres " victimes de circonstances malheureuses et, de l'autre, " les fainéants et gens mal vivants ", parasites, fourbes, détrousseurs cyniques de tout poil.
En 1656, le Conseil prend une décision extrême. Attendu que " l'oisiveté et la mendicité sont les sources de tous les désordres ", un édit royal annonce la création d'un " hôpital général des pauvres ". Tous les mendiants devront le rejoindre ou bien quitter la ville rapidement. Ceux qui continueront de mendier encourront le fouet et, en cas de récidive, les galères. Cet édit du Grand Renfermement marque la naissance d'un " hôpital général de papier " qui regroupe, sous une même direction, plusieurs établissements de la capitale, à savoir Bicêtre, la Salpetrière, le refuge Sainte-Pélagie. Il affirme surtout la volonté d'exclure méthodiquement les plus défavorisés.
Cette détermination politique n'a pas les effets escomptés. Dix ans plus tard, la capitale est, plus que jamais, le théâtre d'une délinquance organisée, extrêmement efficace. Sur le Pont-Neuf, lieu de promenade favori des Parisiens, les voleurs sont de plus en plus hardis. La nuit, les effectifs du guet sont notoirement insuffisants pour assurer les rondes nécessaires. Les crimes de sang se multiplient. Louis XIV se montre affligé par cette situation. On rapporte qu'il n'en dort plus la nuit. Comme Versailles et ses splendeurs n'existent pas encore, le prestige du jeune monarque passe par l'image que la capitale reflète de son royaume. Or, elle est désastreuse. Il devient urgent de réformer la police, de la séparer clairement de la justice, de rassembler ses forces éparpillées entre diverses autorités rivales et de lui donner des moyens nouveaux. Pendant l'hiver 1666-1667, un conseil de police de quinze membres présidé par le chancelier Séguier, chargé d'étudier les questions de sécurité et de salubrité, se réunit plusieurs fois par semaine. Colbert en fait partie. L'édit de Saint-Germain-en-Laye, du 15 mars 1667, peut être considéré comme l'acte de naissance de la police moderne.
Nommé par le roi, Gabriel Nicolas de La Reynie, issu d'une modeste famille de robe du Limousin, devient le premier lieutenant de police de l'Histoire. Il a 42 ans et occupe, depuis 1661, une charge de maître des requêtes au Conseil du roi. Son loyalisme à l'égard du souverain pendant la Fronde, ses qualités en tant que serviteur de l'Etat le font remarquer de Mazarin, puis de Colbert qui en parle au roi. La sécurité se trouve en tête des missions que l'édit royal de mars 1667 lui confie. Par sécurité, il faut entendre tout ce qui est susceptible de perturber la vie des habitants et de troubler l'ordre public. Cela inclut aussi bien la lutte contre la délinquance que la protection contre les incendies, les inondations, les embouteillages. S'y ajoutent la prévention des épidémies, la régularité des approvisionnements en denrées de première nécessité - afin d'éviter les émeutes -, la chasse aux libellistes effrontés. Pour rationaliser son action, La Reynie rassemble sous son autorité les différentes polices existantes. Il double le nombre des commissaires répartis entre les dix-sept quartiers de Paris. La lutte contre les bandes de gueux armés ratissant la capitale, passe par la liquidation de la symbolique cour des Miracles qui défie ouvertement l'autorité royale. Peu après sa nomination au Châtelet, siège de la nouvelle lieutenance, au printemps, La Reynie s'empare du problème. Il dépêche sur place un commissaire et des archers du guet. Eric Le Nabour rapporte qu'accueillis à coups de pierres et de projectiles divers, ceux-ci battent en retraite à trois reprises. Exaspéré devant tant d'insolence, La Reynie se rend en personne sur les lieux, escorté d'un escadron de sergents à cheval, de soldats du guet à pied, d'une escouade de sapeurs du régiment suisse et d'un commissaire. A l'aide d'un porte-voix, il informe que trois brèches ont été pratiquées dans les remparts de Charles V entourant la cour afin de permettre aux habitants de fuir sur l'heure. Il assure que les douze derniers qui seront pris paieront pour tous les autres, que six d'entre eux seront pendus, les six autres envoyés aux galères. Cette annonce provoque un sauve-qui-peut général. Dans l'instant, culs-de-jatte et autres paralytiques retrouvent, comme par miracle, les moyens de déguerpir. Dans les jours qui suivent, les constructions sont rasées.
La Reynie est parvenu à ses fins en évitant l'effusion de sang. Très vite, on constate de notables progrès dans la sécurité. Toutefois, la crise économique, les disettes de la fin du siècle favoriseront, à nouveau, l'arrivée de forts contingents de déshérités dans la capitale. En 1674, le roi renforce les pouvoirs de La Reynie en le nommant lieutenant général de police. En 1697, usé par la tâche, il obtient à sa demande, " la permission de quitter un si pénible emploi ", selon la formule de Saint-Simon. Le mémorialiste ajoute que " c'était un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité qui, dans une place qu'il avait pour ainsi dire créée, devait s'attirer la haine publique [et] s'acquit pourtant l'estime universelle ". Il meurt en 1709.
Depuis 1822, une rue étroite, anciennement rue Troussevache, porte son nom, sise entre la rue Quincampoix, où logea le lieutenant général, et la rue Saint-Denis, dans la proximité immédiate de la grande cour des Miracles
Par Françoise Labalette
Paris compte plusieurs cours des Miracles dont la plus célèbre est celle de la rue Neuve-Saint-Sauveur (aujourd'hui rue du Nil) dans l'actuel quartier du Sentier (à gauche). Adossé à l'enceinte de Charles V, c'est un lieu fermé dans lequel personne n'ose s'aventurer, "un très grand cul-de-sac puant", d'après Sauval (1660). Chaque soir, les truands s'y retrouvent pour faire bombance, sous l'autorité du Grand Coesre qui règne sur ce peuple de gueux (à droite).
La cour des Miracles a inspiré au grand écrivain certaines scènes de Notre-Dame de Paris. Dans le roman, le poète Gringoire, qui s'est perdu dans le fameux repère de brigands, se trouve en bien mauvaise posture.
Le pauvre poète jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette redoutable cour des Miracles, ou jamais honnête homme n'avait pénétré à pareille heure ; cercle magique ou les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient disparaissaient en miettes ; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; égout d’où s'échappait chaque matin, et ou revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social ; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands ; immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.
C'était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s'effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé ; chacun y participait de tout.
Miracle
Ce terme, qui qualifie la cour, évoque les faux mendiants. Afin d'escroquer les honnêtes gens, ils contrefont les borgnes, les aveugles et les moribonds "mais ne sont pas plutôt de retour chez eux, qu'ils se dégraissent, se débarbouillent et deviennent sains et gaillards en un instant, et sans miracle". (Dictionnaire historique de Paris, 1779)
- La Reynie, le policier de Louis XIV, d'Eric Le Nabour (Perrin, 1991).
- Dictionnaire et histoire de la police du Moyen Age à nos jours. La genèse de la police moderne, d'Arlette Lebigre (Robert Laffont, 2005).
Plongée dans la cour des Miracles
01/05/2008 - Historia