Pourquoi ce livre sur les chambres, étrange sujet qui a surpris plus
d’un de mes interlocuteurs, vaguement inquiets de me voir égarée dans ces lieux suspects ?
Musiques de chambres
Pourquoi écrit-on un livre ?
Pourquoi ce livre sur les chambres, étrange sujet qui a surpris plus d’un de mes interlocuteurs, vaguement inquiets de me voir égarée dans ces lieux suspects ? Des raisons personnelles, obscures à moi-même, expliquent sans doute ma réponse assez spontanée à la «demande» de Maurice Olender qui s’enquérait du livre que je pourrais écrire. un certain goût de l’intériorité, puisé dans la mystique des couvents de jeunes filles, dont j’ai réalisé plus tard à quel point elle était imprégnée d’âge classique, l’imaginaire des contes et leurs merveilleux lits à baldaquin, la maladie vécue pendant la guerre dans l’angoissante solitude d’une grande maison tchekhovienne, l’ombre fraîche de la sieste dans les étés torrides d’un Poitou quasi espagnol, le trouble ressenti à l’entrée dans une chambre avec l’être aimé, le plaisir de fermer sa porte dans un hôtel de province ou à l’étranger, après une journée encombrée et bruissante de paroles vaines ou inaudibles : voilà bien des motifs, profonds ou futiles, à l’élection d’un lieu foisonnant d’intrigues et de souvenirs. Mes expériences de chambres irriguent ce récit. Chacun d’entre nous a les siennes et ce livre est une invitation à les retrouver.
bien des chemins mènent à la chambre: le repos, le sommeil, la naissance, le désir, l’amour, la méditation, la lecture, l’écriture, la quête de soi, dieu, la réclusion, voulue ou subie, la maladie, la mort. De l’accouchement à l’agonie, elle est le théâtre de l’existence, ou du moins ses coulisses, celles où, le masque dépouillé, le corps dévêtu s’abandonne aux émotions, aux chagrins, à la volupté. On y passe près de la moitié de sa vie, la plus charnelle, la plus assoupie, la plus nocturne, celle de l’insomnie, des pensées vagabondes, du rêve, fenêtre sur l’inconscient, sinon sur l’au-delà ; et ce clair-obscur renforce son attrait.
ces diagonales recoupaient plusieurs de mes centres d’intérêt : la vie privée, qui s’y blottit, différemment selon les âges ; l’histoire sociale du logement, des ouvriers, acharnés à trouver une «chambre en ville » ; celle des femmes en quête d’une « chambre à soi»; l’histoire carcérale polarisée par la cellule; l’histoire esthétique des goûts et des couleurs, décryptant dans l’accumulation des objets et des images, et les changements du décor, le passage du temps qui leur est consubstantiel ce n’est pas le temps qui passe, disait Kant ; ce sont les choses. La chambre cristallise les rapports de l’espace et du temps.
Le microcosme de la chambre m’attirait aussi par sa dimension proprement politique, soulignée par Michel Foucault : « il y aurait à écrire toute une histoire des espaces – qui serait en même temps une histoire des pouvoirs, depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu’aux petites tactiques de l’habitat, de l’architecture institutionnelle, de la salle de classe ou l’organisation hospitalière. […] L’ancrage spatial est une forme économico-politique qu’il faut étudier en détail 1. » Il prenait d’ailleurs, dans la foulée de Philippe Ariès, l’exemple de la spécialisation des pièces comme signe d’émergence de nouveaux problèmes. Dans ces «petites tactiques de l’habitat», le maillage des villes, l’aménagement de la cité, de la maison, du pavillon, de l’immeuble, de l’appartement, que représente la chambre ? Que signifie-t-elle dans la longue histoire du public et du privé, du domestique et du politique, de la famille et de l’individu ? Quelle est l’économie « politique » de la chambre ? La chambre, atome, cellule, renvoie au tout dont elle fait partie et dont elle est la particule élémentaire, semblable à ce ciron, minuscule dans le minuscule, qui fascinait Pascal, penseur de la chambre, pour lui synonyme du retrait nécessaire à la quiétude (sinon au bonheur). «Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre 2. » il y a une philosophie, une mystique, une éthique de la chambre et de sa légitimité. Qu’est-ce que le droit au retrait ? Peut-on être heureux seul ?
La chambre est une boîte, réelle et imaginaire. Quatre murs, plafond, plancher, porte, fenêtre structurent sa matérialité. Ses dimensions, sa forme, son décor varient selon les époques et les milieux sociaux. Sa clôture, tel un sacrement, protège l’intimité du groupe, du couple ou de la personne. D’où l’importance majeure de la porte et de sa clef, ce talisman, et des rideaux, ces voiles du temple. La chambre protège: soi, ses pensées, ses lettres, ses meubles, ses objets. Rempart, elle repousse l’intrus. Refuge, elle accueille. Resserre, elle accumule. Toute chambre est peu ou prou une «chambre des merveilles», à l’égal de celles qu’au XVIIe siècle constituaient les princes avides de collections. Celles des chambres ordinaires sont plus modestes. Albums, photos, reproductions, souvenirs de voyage donnent parfois un côté un peu kitsch aux chambres – musées du XIXe siècle saturés d’images 3. On peut tout embrasser du regard dans ces modèles réduits du monde. Xavier de Maistre, dans son Voyage autour de ma chambre 4, se donne la maîtrise de l’univers qu’il ordonne faute de pouvoir le parcourir. Edmond de Goncourt décrit sa chambre comme une boîte enveloppée dans ses tapisseries ; parmi les objets, une cassette ayant appartenu à sa grand-mère qui y serrait ses cachemires et où il garde des souvenirs personnels 5. « La forme imaginaire de toute habitation, c’est la vie, non dans une maison, mais dans un boîtier. Celui-ci porte l’empreinte de celui qui l’occupe 6. »
Métaphore de l’intériorité, du cerveau, de la mémoire (on parle de « chambre d’enregistrement »), figure triomphante de l’imaginaire romantique et plus encore symboliste, la chambre, structure narrative romanesque et poétique, est une représentation qui rend parfois difficile la saisie des expériences, qu’elle médiatise. Celles-ci sont pourtant au cœur de ce livre, dont les chapitres s’articulent autour d’elles. Fugitifs, étrangers, voyageurs, ouvriers en quête d’une pièce, étudiants désireux d’une mansarde et d’un cœur, enfants curieux et joueurs, amateurs de cabanes, couples assurés ou vacillants, femmes avides de liberté ou acculées à la solitude, religieux et recluses affamés d’absolu, savants qui puisent dans le silence la solution d’un problème, lecteurs boulimiques, écrivains qu’inspire le calme vespéral sont, autant que le roi, les acteurs de cette épopée camérale. La chambre est le témoin, la tanière, le refuge, l’enveloppe des corps, dormants, amoureux, reclus, perclus, malades, expirants. Les saisons lui impriment leur marque, plus ou moins ouverte ou feutrée. De même que les heures du jour qui la colorent si diversement. Mais la part nocturne est sans doute la plus importante. ce livre est une contribution à l’histoire de la nuit 7, une nuit vécue à l’intérieur (sinon intérieure), sourdement bruissante des soupirs de l’amour, des pages tournées du livre de chevet, du crissement des plumes, des tapotis de l’ordinateur, du murmure des rêveurs, du miaulement des chats, des pleurs des enfants, des cris des femmes battues, des victimes, réelles ou supposées, des crimes de minuit, des gémissements et de la toux des malades, du râle des mourants. Les bruits de la chambre composent une étrange musique.
Mais la chambre est d’abord un mot et une excursion dans les principaux dictionnaires – de la Grande Encyclopédie au Trésor de la langue française –, qui en déclinent les usages à longueur de colonnes, réservent bien des surprises, notamment quant à ses origines antiques. La kamara grecque désigne un espace de repos partagé avec des « camarades », auxquels nous aurions prêté une posture plus martiale : une chambrée en somme. Mais il y a plus complexe. La camera latine, terme d’architecture, est « le mot par lequel les anciens désignaient la voûte pour certaines constructions voûtées ». La voûte vient de babylone. Les Grecs la pratiquaient peu, excepté dans les tombeaux : il y avait en Macédoine « des chambres funéraires garnies de lits de marbre sur lesquels les morts étaient couchés et abandonnés aux effets de la décomposition » 8 : encavés, en somme. Les romains ont emprunté la voûte aux Étrusques ; ils en faisaient des tonnelles (cameraria) pour trinquer joyeusement et, avec des matériaux légers, voire des roseaux, en recouvraient les galeries de leurs villas, qui, du reste, ignoraient la « chambre », y compris matrimoniale.
Avec l'aimable autorisation des éditions Seuil, ©Seuil, 2009.
L'Express en ligne 03/09/2009
Histoire de chambres
Michelle Perrot
éd. SEUIL
384 pages
Entretien avec l'historienne Michelle Perrot le 17 juillet 2001
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28750677.html