Claude Gauvard a beau enseigner en faculté depuis 1968, elle a toujours autant le trac. Son mari et ses trois enfants le
savent : inutile de lui adresser la parole le matin, elle est de mauvaise humeur.
Mais, face à l'amphithéâtre plein de la Sorbonne, l'historienne raconte le Moyen Age avec un art consommé de la
narration. Les phrases s'étirent, ondulent, puis se rétractent en quelques mots essentiels. Claude Gauvard ne tient pas en place. Elle parle vite, avec ses yeux, ses mains. Avec des images,
surtout. « Le Moyen Age prend une couleur, une odeur, l'apparence d'un geste » , résume une élève, admirative. Claude Gauvard le dit elle-même : « Je suis très attachée à l'idée de
transmission des connaissances. Un bon enseignant, c'est d'abord un bon chercheur, ensuite, un poète. »
« Elle est faite pour l'histoire »
Car pour elle la parole prime, créatrice d'échanges en des instants uniques, fragiles. Elle aime à dire qu'elle sent
l'amphithéâtre comme le cavalier sent sa monture. Et la seule renommée qu'elle se reconnaît, c'est celle qu'entretiennent ses élèves, « son » public.
Sa vocation vient de loin. Elle garde en mémoire la douceur vigilante de son professeur de dessin, au lycée Victor-Duruy,
qui avait mis à sa disposition les clés de l'atelier chez le concierge, pour que l'élève puisse peindre quand l'envie lui en prenait. Elle n'a pas non plus oublié sa professeur d'histoire, au
même lycée, qui convoqua sa mère, avant d'asséner, avec une tendresse lapidaire : « Il paraît que votre fille envisage une carrière de médecin. Inutile. Elle est faite pour l'histoire.
» Pareille école forge un coeur d'enseignant.
Car Claude Gauvard ne transpire pas l'ambition, s'excuse d'avoir peu publié, mais se félicite de n'avoir jamais sacrifié
son métier d'enseignante et sa vie de famille. A cinquante-sept ans, elle est cependant membre senior de l'Institut universitaire de France, présidente de la Société des médiévistes, de l'école
doctorale de Paris-I, et présidente du jury d'agrégation d'histoire. Un jury exclusivement composé d'hommes : « Je suis très fière , sourit-elle. C'est la première fois qu'une
femme préside ce jury. Je crois aux valeurs des concours ».
Elle s'est orientée vers le Moyen Age parce qu'elle voulait découvrir un monde inconnu. A l'époque, le concours
d'agrégation se divise en section féminine et masculine. La jeune fille de vingt-cinq ans demande à passer le concours en deuxième section : « J'étais excellente en explication de texte,
une épreuve réservée aux garçons. » Faveur refusée. Elle obtient donc l'agrégation « des filles » en 1967...
Persistance des rites agraires et familiaux
Cette frondeuse a su imposer une approche anthropologique du Moyen Age. Elle se voyait médecin, et elle dissèque les
comportements des hommes du passé avec la minutie d'un chirurgien. Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, elle a passé ses vacances dans la Creuse, entre sa grand-mère maternelle, repasseuse et son
grand-père paternel, forgeron.
Là, elle respire l'odeur des moissons, partage le vin avec « les cousins, dans une ferme » . Ces étés lui
révèlent la force des rites agraires et familiaux. Et leur nécessité.
Tout son travail s'articule autour d'eux, qu'ils soient judiciaires ou... culinaires. Son article « Cuisine et paix au
Moyen Age » lui importe autant que Les Rites de la justice , ouvrage dirigé avec Robert Jacob, à paraître prochainement : « Nous sommes dans l'essentiel. Le rituel, c'est le
créateur de liens. Je n'aurais jamais pu étudier l'histoire des idées politiques, par exemple. J'ai besoin de concret. »
Le sens de l'honneur au-dessus de toutes les lois
C'est Jacques Le Goff qui lui a montré la voie. Il s'agit d'enseigner l'histoire à partir « d'un signe, d'une
lucarne. D'un baiser, par exemple. A quel moment se salue-t-on d'un baiser sur la bouche au Moyen Age ? » , interroge-t-elle, toujours soucieuse de pédagogie. Et d'expliquer : « On
s'embrasse lors de ces temps forts, ces temps de basculement qui ouvrent sur la paix et la réconciliation. On pouvait même embrasser le cadavre de celui qu'on avait fait pendre injustement...
»
Claude Gauvard se sert de cette approche comportementale pour mettre au jour certains malentendus. « Les femmes
médiévales avaient une fonction très précise dans la société, tempête-t-elle. Tenir un foyer, préparer le repas étaient aussi important que partir à la guerre. Mais l'on s'obstine à vouloir
aborder l'histoire des femmes sous l'angle d'une hiérarchie entre hommes et femmes. C'est absurde. »
Cette énergie revendicatrice ne doit rien au féminisme. D'abord, Claude Gauvard s'avoue trop indépendante pour vouloir
s'inscrire dans un mouvement militant. Cette règle a connu une exception : durant sa khâgne classique, au lycée Fénelon, à la fin de la guerre d'Algérie, la future historienne s'est engagée ;
elle participe alors aux grandes manifestations de l'extrême gauche pour l'indépendance, contre la torture...
Ensuite, rien, chez elle, ne s'explique sans un profond intérêt pour la justice. Elle y a consacré sa thèse, « Crime,
État et société en France à la fin du Moyen Age », soit vingt ans de recherche. Elle y étudie les lettres de rémission, par lesquelles le roi gracie un criminel, et montre comment le sens de
l'honneur, pour l'homme médiéval, vaut toutes les lois.
C'est encore par désir d'équité qu'elle s'intéresse à Christine de Pisan : non pas parce que cet écrivain prolixe du XVe
siècle est une femme, mais parce qu'elle a été marginalisée. Beaucoup d'articles de Claude Gauvard visent à rétablir un certain équilibre : « Les idées fausses sur le Moyen Age ne manquent
pas. » « La vérité est ailleurs : par exemple, à cette époque, c'est dans la vie quotidienne des hommes ordinaires que la violence s'exprime, les marginaux sont rares. »
Elle a lu tout Victor Hugo, Stendhal et Zola
D'où lui vient cet attachement passionné à la justice ? De son éducation, sans doute : elle a grandi dans une famille
profondément attachée aux valeurs de la IIIe République, pour qui l'école garantit l'égalité des chances. Sa mère, pupille de la nation, lui avait donné sa carte de bibliothèque, pour que sa
fille puisse accéder aux rayons de « littérature pour adulte » de la bibliothèque municipale, à Paris. Résultat : à quatorze ans, Claude Gauvard avait lu tout Victor Hugo, Stendhal et
Zola.
De quoi oublier les mauvais souvenirs de jeunesse. « Duruy était un lycée riche. Mon père était technicien à la Ville
de Paris, ma mère institutrice. Alors, bien sûr, certaines choses m'étaient interdites : des tenues, des sorties... Même appliqué à ces choses futiles, le sentiment d'injustice laisse des
traces... »
L'histoire, pour Claude Gauvard, c'est aussi une ascèse, une conquête par le travail pour traquer les hommes et les
grandes évolutions de la pensée. Elle a appris de son maître Bernard Guenée (son directeur de thèse) qu'on devient intelligent à force de labeur.
Un seul cas de figure lui échappe : celui de Jeanne d'Arc. « L'historien s'arrête devant Jeanne d'Arc. Quelque chose
ne s'explique pas. Quelque chose force le respect. » Un silence. « Mais enfin, tout de même, que peut-il bien se passer dans la tête d'une gamine de dix-huit ans ? »
Par Clara Dupont-Monod
publié dans L'Histoire n° 246 - 09/2001 Acheter L'Histoire n° 246 +