Document archives du 01/02/2004
Corollaire de la domination coloniale, l'exploitation sexuelle des prostituées entre 1830 et 1962 a pu prendre des formes extrêmement violentes, jusqu'ici passées sous silence.
Entretien avec Christelle Taraud.
Historia - Dès 1831, le ministère des Armées autorise la création de bordels militaires de campagne (BMC) en Algérie. Pourquoi ?
Christelle Taraud - Des institutions de ce type sont mises en place très rapidement dans le Maghreb colonial, autant pour pallier le problème de la contagion vénérienne que pour répondre aux besoins sexuels des militaires. En Algérie, elles s'imposent d'autant plus qu'avant la colonisation la ségrégation sexuelle des populations est très marquée. Les musulmanes ont ainsi interdiction d'avoir des relations charnelles avec des chrétiens. En 1828, deux ans avant la conquéte d'Alger, un négociant grec du nom de Nicolaïdi Giorgo est d'ailleurs exécuté pour avoir eu des rapports sexuels illicites avec une musulmane.
Afin de contourner ce problème, l'armée va d'abord tenter de recruter, pour ses BMC, des prostituées européennes : Françaises, Espagnoles, Italiennes et Maltaises. Assez vite cependant, elle est confrontée à deux problèmes : un sex ratio déséquilibré - trop peu de prostituées expatriées au regard du nombre croissant de militaires envoyés sur le terrain -, qui ne permet pas de répondre aux besoins des unités, et un véritable désir des soldats d'avoir des relations intimes avec des femmes algériennes, marocaines et tunisiennes. D'une certaine manière, cela fait partie de l'aventure coloniale : assouvir son fantasme d'exotisme, s'encanailler avec Schéhérazade... A l'époque, le cloisonnement entre sexes et communautés est très important. Il existe cependant une courtisanerie traditionnelle et un marché artisanal de la prostitution que les militaires pensent utiliser pour recruter localement des femmes.
H. - Comment ces BMC fonctionnent-ils ?
C. T. - En général, ils sont créés par l'armée là où il n'y a pas d'autres structures prostitutionnelles (maisons de tolérance ou quartiers réservés) : dans les campagnes, les montagnes, les zones semi-désertiques ou désertiques. Ils sont contrôlés par l'état-major, qui décide de leur implantation en fonction de la situation géographique et des besoins des unités. Ces BMC sont fixes ou itinérants. A Colomb-Béchar, en Algérie, où il y a une forte densité de militaires, l'armée installe une structure fixe. Dans les années 1950, ce BMC est, selon les dires du médecin militaire chargé du contrôle sanitaire, composé de 63 femmes, pour la plupart " indigènes ".
Le plus souvent, c'est une tenancière " indigène " qui gère ce type d'établissement. Pour ce faire, elle passe avec l'armée un contrat qui définit ses obligations. A sa charge aussi, dans la plupart des cas, le recrutement des filles qui s'effectue habituellement dans les quartiers réservés et les maisons de tolérance des villes coloniales et dans les campagnes paupérisées et déstructurées par l'exode rural. Certaines femmes - parce qu'elles ont fui la violence d'un proxénète ou la dureté d'une tenancière de maison - se retrouvent dans les BMC après avoir été mises à l'amende par le milieu européen (ou sous influence européenne) qui sévit dans les grandes agglomérations urbaines d'Afrique du Nord. Leur passage dans un BMC est un " dressage " visant à leur rappeler qu'elles n'ont aucun droit à la parole et aucune liberté de mouvement en dehors du circuit de la prostitution réglementée.
H. - Dans votre ouvrage, vous évoquez les " rendements industriels qui transforment les femmes en ventres servant exclusivement au plaisir des hommes ".
C. T. - En effet, les BMC ne sont rien d'autre que du commerce d'abattage. Certains jours, les femmes peuvent faire jusqu'à 60 passes, parfois plus. Un tel rendement conduit à des " accidents " graves comme des perforations de matrice ! Cela montre la dureté des conditions de travail. Des horaires extensibles - de huit à dix heures par jour - auxquels s'ajoutent les nuitées accordées aux gradés. Les BMC sont généralement ouverts à la troupe dans la journée et aux gradés à partir de 22 heures. Les sources, y compris militaires, disent la pénibilité de la vie dans ces structures, notamment pour les femmes qui se déplacent la journée à la suite des colonnes, dans des conditions difficiles, et, le soir, travaillent sans répit. Chaleur, promiscuité, faim, violence masculine sont leur lot quotidien.
H. - Faut-il y voir un signe de domination masculine ? coloniale ? ou les deux à la fois ?
La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962C. T. - Les deux à la fois. Pour bien comprendre la situation, il faut revenir à l'implantation du système réglementariste au Maghreb. Avant la colonisation, il existe plusieurs modes de régulation de la sexualité masculine. Deux sont licites : l'esclavage et la courtisanerie traditionnelle. Un est illicite : la prostitution. Les prostituées travaillant, chez elles, la nuit, ne sont pas identifiées en tant que telles. Par ailleurs, il n'existe pas de maisons de tolérance à l'occidentale. La colonisation change radicalement la donne en important un mode d'organisation morale et économique de la prostitution. Elle transforme un commerce relativement artisanal en une véritable industrie du sexe. Et surtout, elle fait de l'exploitation sexuelle des femmes indigènes un symbole incontournable de la domination coloniale. Adressé aux vaincus, ce message rappelle que le pouvoir des nouveaux maîtres n'est pas seulement matérialisé par la mise en place du système de l'indigénat, par la politique d'expropriation et de confiscation des terres, mais aussi par une véritable colonisation sexuelle des femmes.
H. - Les filles ont-elles le droit de quitter les BMC ?
C. T. - Oui, puisqu'elles disposent d'un contrat signé avec l'armée (en général pour un an renouvelable) qu'elles peuvent rompre à tout moment. Le problème, c'est que le lieu où elles sont recrutées est parfois très éloigné du lieu où elles officient ensuite. Elles peuvent étre embauchées à Alger puis étre envoyées au Maroc, en Tunisie, en Indochine ou en métropole. C'est le cas pendant les deux conflits mondiaux, où l'armée créée des BMC pour les troupes coloniales. En 1947, on trouve, sur l'ensemble du territoire métropolitain, 32 BMC dans lesquels travaillent 300 femmes marocaines, algériennes et tunisiennes.
Si elles cassent leur contrat, elles doivent pourvoir seules à leurs frais de retour. Or, comme elles se trouvent dans un état de dépendance économique, y compris vis-à -vis de la concessionnaire qui les emploie, leur mobilité est réduite de facto. Dans les BMC comme dans les maisons de tolérance, les filles sont totalement exploitées. Elles ne touchent que très rarement un pourcentage sur le produit des passes et vivent d'expédients qui se réduisent aux faibles et exceptionnels pourboires des clients. Ne possédant rien en propre ou peu de choses (d'ailleurs payés à des taux usuraires grâce à la rapacité de patronnes qui s'arrangent pour les couper du monde), étant théoriquement nourries par les concessionnaires, ces femmes sont pressurées au maximum et plongent inévitablement dans un endettement qui est le garant essentiel de leur docilité.
H. - D'anciennes prostituées ont-elles brisé la loi du silence en témoignant ?
C. T. - L'accès aux témoignages féminins est extrémement difficile. Quand on arrive à retrouver d'anciennes prostituées - ce qui est déjà en soi un miracle - elles ne peuvent ou ne veulent pas parler. L'une d'entre elles, Germaine Aziz - qui avait pourtant écrit, dans les années 1980, un livre intitulé Les Chambres closes - n'a pas voulu me raconter à nouveau son histoire. Il faut respecter cela : le désir de dilution et de silence. Malgré tout, j'aimerais que ce livre suscite de nombreux témoignages parce que le silence des individus laisse aux seules mémoires le soin de rappeler cette histoire. Or les mémoires sont fragiles et éphémères.
H. - Pourquoi ce sujet demeure-t-il tabou ?
C. T. - Parce qu'il touche à l'intime, au charnel tout en faisant lien avec la violence sexuelle et la domination coloniale. Il fait partie d'un faisceau de sujets tabous : prostitution intercommunautaire, collaboration charnelle, viols, enfants nés de ces viols... La violence sexuelle coloniale est un refoulé de nos mémoires communes. Côté français, il est difficile de reconnaître, et peut-être plus encore d'assumer, que des femmes indigènes aient été massivement utilisées pour la convenance sexuelle des militaires et des civils. Côté maghrébin, aujourd'hui, le silence couvre la honte.
Par Eric Pincas (Propos recueillis par)
Filles à soldats
01/02/2004 – Historia
http://www.historia.fr/content/recherche/article?id=5703
Dans cet essai tiré de sa thèse, Christelle Taraud élabore une histoire de l'Afrique du Nord coloniale à travers le prisme de la prostitution. Riche et documenté, cet éclairage est passionnant. La prostitution, ligne de fracture mouvante, révèle les tensions de la domination coloniale à travers les relations de type maître/esclave, colonisateur/ colonisée, homme/femme, Européen/indigène, soldat/prostituée.
Un des mérites de l'ouvrage est d'offrir un aperçu de la sexualité musulmane précoloniale, mélange de raffinement et de soumission extrême. Pour des raisons hygiénistes, racialistes et réglementaires, la colonisation a transformé cette prostitution. Elle l'a « ségréguée » (quartiers réservés comme le Bousbir de Casablanca), encadrée et « marchandisée ». La prostituée est devenue un agent économique dans une chaîne de bordels, de tenancières, de rabatteurs et de maquereaux.
Faut-il, avec l'auteur, voir là le passage d'une forme de savoir-vivre précolonial (esthétisé par l'orientalisme dans la peinture du harem) à l'abattage « industriel » des filles soumises ? Le trait, sans doute, est un peu fort et fait l'impasse sur les particularismes du Maghreb dans son rapport à la sexualité. Mais le débat vaut d'être posé.
Il faut cependant apprécier les pages sur la « possession » de l'indigène par le colonisateur. Elles nous aideront à comprendre pourquoi la « possession » des femmes fut un grand enjeu méconnu du combat nationaliste.
La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962
Paris, Payot, 2003, 495 p., 25 euros.
www.histoire.presse.fr/.../article?id=788
Historienne
Christelle Taraud, docteur en histoire, spécialiste de l’histoire contemporaine du Maghreb,
enseigne à la Columbia University of New York (Reid Hall-Paris). Elle a co-dirigé le numéro de la revue Clio consacré aux prostitué(e)s, Histoire, femmes et société, printemps 2003.
Crédit photographique : BCM michel
http://a0.vox.com/6a00e398b8018700040123f18bd3f8860f-500pi