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http://www.decitre.fr/gi/85/9782701015385FS.gifC’est un sujet encore relativement obscur qu’ont abordé Françoise Tétard et Claire Dumas, celui de l’histoire de la prise en charge des filles de Justice. Malgré quelques jalons posés jusque là1, la longue maturation de cet ouvrage enfin publié prouve, s’il en était besoin, la difficulté d’une telle entreprise qui, de fait, se situe au carrefour de l’histoire religieuse, de la justice, de l’éducation, du genre, etc. Le moindre nombre de filles passées devant la justice, au regard des garçons, ne suffit pas à expliquer le relatif désintérêt des historiens jusqu’à il y a peu. Les auteures rappellent justement que cela tient tout autant au singulier destin de ces jeunes filles, placées assez systématiquement dans des institutions religieuses, protégées et réprimées désormais dans le secret des couvents. Dans un XIXe siècle marqué autant par une certaine obsession de la pureté que par l’évangélisation des esprits et des corps des jeunes filles2, elles ont pu être étiquetées délinquantes ou en danger, dénommées filles « déchues » ou « perdues », elles ont néanmoins toujours été considérées comme « difficiles » et, plus encore, « vicieuses ». La pressante prévoyance sociale à l’égard des filles s’est ainsi étendue aux filles de Justice, gardées à l’ombre des institutions religieuses pour expier leurs péchés. C’est ainsi que pendant le XIXe siècle et une majeure partie du siècle suivant, les congrégations féminines ont acquis un quasi-monopole sur la rééducation des mineures de Justice.

L’histoire institutionnelle constitue l’axe privilégié par les auteures, partant d’un établissement, le Bon-Pasteur de Bourges, ville importante du catholicisme et du monachisme féminin, à partir duquel certaines archives ont fini par se dévoiler, et qui présente en outre l’intérêt d’avoir été cédé en 1968 à l’Education surveillée, ce qui entérine son passage au secteur public en même temps que sa sécularisation. Ce travail démêle notamment les fils de l’histoire de ces congrégations spécialisées et de leur essor qui rendent compte à merveille de la féminisation du clergé au long du XIXe siècle. A commencer par l’une des congrégations majeures, celle de Notre-Dame-de-la-Charité-du-Refuge du Bon-Pasteur d’Angers dont l’œuvre est telle que le terme de « Bon-Pasteur » sera repris pour qualifier les institutions de filles de manière générique, sans doute en partie grâce à l’action de sa fondatrice, la charismatique Mère Marie-Euphrasie Pelletier. Ces congrégations ont acquis leur rôle dominant dans le train d’une législation largement favorable au secteur privé, depuis la loi du 5 août 1850 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, qui prévoit que l’État favorisera la fondation de colonies privées de jeunes détenus et n’en créera qu’en cas de défaut du privé.

On comprend à la lecture que tout ne fut pas un long fleuve tranquille et la position des congrégations fut parfois remise en cause. Lors de leur fondation d’abord, et Bourges n’y échappera pas, mais elles auront ensuite maille à partir avec la IIIe République, certainement davantage que ce l’on avait perçu, car les Bon-Pasteur semblent figurer parmi les cibles de choix des Républicains, comme le montrent les pages parfois savoureuses sur « l’affaire » du Bon-Pasteur de Nancy. Ce scandale et d’autres encore alimenteront la législation anti-congréganiste du début du XXe siècle, dès la loi de 1901 sur les associations jusqu’à la Séparation des Églises et de l’État en 1905. Les sœurs retrouveront pourtant bien vite leurs prérogatives, devant les injonctions à l’enfermement des filles et suite au dénuement de l’administration pénitentiaire en la matière. Au prix de clarifications, de mises en normes ainsi que de constantes négociations avec les pouvoirs publics, les religieuses vont recouvrer pour la plupart les habilitations nécessaires pour leurs établissements, notamment dans l’entre-deux-guerres.

Les lignes ont mis bien du temps à bouger et la justice a continué de s’appuyer sur les congrégations jusqu’au mitan du XXe siècle. Voie de recours de la puissance publique pour parer à ce que les auteures nomment son « embarras » face aux filles ou moyen privilégié de moralisation à bon compte, les Bon-Pasteur sont restés le devenir de la plupart des filles de Justice. Le quotidien dans les établissements semble avoir peu changé lui aussi et l’économie de la loi de 1850 a été la règle pendant longtemps. Celle-ci avait prévu en effet que les filles devaient, au sein des maisons pénitentiaires qui leur étaient dévolues, être « élevées en commun, sous une discipline sévère et appliquées aux travaux qui conviennent à leur sexe »3. Si elles ont échappé au travail agricole, réservé aux garçons, elles ont en même temps souffert d’un certain désintérêt du législateur, d’une ambition éducative toute relative et surtout de plus en plus décalée. Cela est plus net durant l’entre-deux-guerres, tandis que l’intérêt de la société pour la jeunesse devient prégnant. Les jeunes filles restent cloîtrées à l’ombre des Bon-Pasteur et autres Refuges, cantonnées à un devenir de ménagère et de petite bonne à l’heure où la domesticité recule. La clôture entretenue par les congrégations perdure elle aussi, figeant les filles dans un univers strictement fermé et exclusivement féminin.

Il faut attendre l’après-guerre pour constater les premières évolutions sensibles, dans la foulée de l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante, de la mise en place de corps professionnels pivots de la réforme (juges des enfants, éducateurs notamment), et plus généralement de nouvelles exigences éducatives, aussi bien dans le secteur public que privé. Cet ouvrage rappelle très justement que les religieuses ont elles-mêmes très vite participé à ce mouvement, partant se former dans les écoles d’éducateurs par exemple, quand elles n’ont pas participé elles-mêmes à leur création, et nous ajouterons aussi le rôle d’organismes inter-congrégations tel que l’Uncahs (Union nationale des congrégations d’action hospitalière et sociale). Cela préfigure la transition qui s’opère dans les institutions pour filles, d’abord en raison de l’arrivée progressive de laïques, en partie parce que les vocations baissent, ensuite par l’activité de nouvelles militantes issues du christianisme social, enfin par un élargissement de la palette des réponses institutionnelles qui de plus en plus fissurent l’internat (essor de la semi-liberté, du milieu ouvert). Ces mutations dans l’esprit de Vatican II sont de plus en plus acceptées par l’Église. La fin des années 1960 va achever le processus. En effet, la dernière partie de l’ouvrage relate la transition entre les religieuses et une nouvelle équipe laïque de l’Éducation surveillée. On observe le rôle fondamental de la mère supérieure d’alors, une religieuse ayant étudié la philosophie, elle-même éducatrice diplômée et convaincue de la nécessaire réforme, qui décide de mettre l’accent sur la formation professionnelle des filles, la progressive réduction des effectifs ainsi qu’une meilleure formation des religieuses. L’institution est poussée inexorablement à sortir de son isolement, ce que confirme la vente du Bon-Pasteur à l’État et la passation entre les deux directrices en août 1968.

Le livre invite en filigrane à quelques prolongements, par exemple du côté des institutions protestantes ou, pour une période plus récente, vers les établissements laïques, de plus en plus nombreux à partir de l’après-guerre et sur des axes nouveaux (les délinquantes filles-mères par exemple). On pourra aussi regretter au bout de la lecture que n’affleure pas davantage la vie de ces filles, qui une nouvelle fois semblent se dérober. Les hauts murs sont décidément bien infranchissables, y compris par l’historien, et il aurait fallu avoir accès à d’autres sources, tels les dossiers de filles, pour capter le quotidien des pensionnaires et des sœurs. Le très beau cahier central de photographies des années 1929-1931, ainsi que les entretiens finaux, souvent très intéressants, ne suffisent évidemment pas à en rendre compte. Peut-être y aurait-on perçu à la fois des résistances, mais aussi des élans de vie de la part des filles. Quelques allusions à des révoltes, encore que le livre n’évoque sur ce point que la part du secteur public, laissent penser qu’il y eut une certaine violence dans ces institutions ; d’autres récits montrent par ailleurs comment la répression de la sexualité se poursuit dans les murs, amenant en retour une hyper-sexualisation, visible dans les actes de rébellion4. Mais ce n’était pas le parti pris des auteures, qui ont souhaité baliser le terrain pour les travaux en cours5. En cela, ce livre est un matériau inestimable.

Samuel Boussion


1 Signalons notamment H. Gaillac, Les maisons de correction 1830-1945, Paris, Cujas, 2e éd. 1991 ainsi que sur l’histoire des congrégations, l’ouvrage de référence maintes fois utilisé par les auteures : C. Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au XIXe siècle, Paris, Cerf, 1984.  

2 J.-C. Caron, « Jeune fille, jeune corps : objet et catégorie (XIXe-XXe siècles) », L. Bruit Zaidman, G. Houbre, C. Klapisch-Zuber, P. Schmidt Pantel (dir.), Le corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001, p. 167-188.  

3 Loi du 5 août 1850, citée dans M.-S. Dupont-Bouchat, E. Pierre (dir.), Enfance et justice au XIXe siècle, Paris, Puf, 2001, p. 207.

4 Voir sur ce point C. Pécriaux, Le couvent à sabots, Nantes, éd. Amalthée, 2005 ; du côté des institutions publiques : V. Blanchard, De Brécourt à Eva. Corps des jeunes filles et action éducative de 1945 à nos jours, mémoire de maîtrise Sciences et techniques, interventions et sciences sociales, mention Pjj, université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997.

5 Thèses en cours de Marinette Barré, Véronique Blanchard et Anne Thomazeau.


Pour citer


Samuel Boussion, « Compte rendu de Françoise Tétard, Claire Dumas, Filles de Justice. Du Bon-Pasteur à l’Education surveillée (XIXe-XXe siècle), 2009 », Le Mouvement Social, et en ligne :

http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1576.


Le Mouvement Social

Le Mouvement Social publie chaque trimestre des articles inédits relatifs à l'histoire économique, sociale et culturelle du monde contemporain (XIXe, XXe et XXIe siècles). Dans chaque numéro paraissent également un éditorial, des comptes rendus d'ouvrages, des informations et initiatives, et des résumés en français et anglais des articles.

Le Mouvement Social publie également des livres dans la collection « Mouvement social » aux Éditions de l'Atelier, dont vous pouvez consulter la liste ici.

La revue est disponible sous format électronique : sur le site Cairn pour tous les numéros depuis 2001 ; sur Project Muse pour tous les numéros depuis 2009 ; et sur JSTOR pour toute la collection, sauf les trois années les plus récentes.

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English presentation

A quarterly publication founded in 1960 by Jean Maitron, and headed from 1971 to 1982 by Madeleine Rébérioux, Le Mouvement Social is published with the collaboration of the Centre National de la Recherche Scientifique and distributed in coordination with the Centre National du Livre. From its founding to 2007, the Éditions Ouvrières (later Éditions de l’Atelier) published the journal and the eponymous book series started in 1972. In a new stage of its publishing life, the Mouvement Social is now printed by the Éditions de La Découverte.

Le Mouvement Social addresses recent developments in social history. The journal’s initial focus on the history of collective movements and professional organizations has since been broadened to include other fields of social history and beyond: the history of labor and the economy; the social history of politics, policy and the state; cultural history and the history of representations; the history of gender relations, immigration and mobility. The journal covers the contemporary period broadly defined, from the first years of the nineteenth century to the beginning of the twenty-first.

The journal’s objective is to promote a pluralist social history, located at the intersection of the economy, sociology, ethnography, anthropology, demography, political science, and the law, all of which offer avenues of approach and analytic tools. One of its missions is to foster interdisciplinary dialogue.

The journal welcomes studies dealing with all geographic and cultural fields. Keeping with recent historiographic developments, Le Mouvement Social promotes comparative studies as well as works treating foreign countries, especially those varying the scale of observation between the local and the global.

Finally, Le Mouvement Social remains a locus of contest and debate on a large range of social-scientific approaches and historiographical renewals. To this end the section “Controversies” allows dialogue between perspectives generated by a recent work or issue (recent examples: 14-18, Rediscovering the War, the history of black people in France, etc.).

Past and UpcomingTheme Issues:

  • Women and Transformations in Work in Japan, no.210 (January 2005)

  • The Organization of the Intellectual Professions, no.214 (January 2006)

  • Service Relations: Trades, Public Services, and Unions, no.216 (October 2006)

  • Culture and Politics (April 2007)

  • Investigating War (January 2008)

  • Crafting Authority in Nineteenth-century France (April 2008)

  • Refugees (October 2008)

All new issues of Le Mouvement Social are now available online simultaneously on CAIRN and on Project MUSE.

 

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