A 99 ans, la disparition d'un homme politique apparait comme hors du temps. De quelle République était Henri Caillavet, mort le 27 février ?
De la IVe, sûrement ; c'était celle qui lui avait permis, dès le 2 juin 1946, à 32 ans, de représenter le Lot-et-Garonne à la seconde Constituante. L'avocat et jeune député radical, ancien "passeur" d'armes pour les républicains espagnols, puis ancien résistant et ancien interné, eut la lourde responsabilité, deux ans après la Libération, dans un cénacle très confidentiel, celui de la franc-maçonnerie, de jouer le rôle de procureur face à certains quémandeurs, tentant de faire oublier leur port de la francisque. Henri Caillavet se fit des amis, mais dès lors beaucoup d'ennemis.
La "proposition de loi" devient, déjà, son arme de prédilection : sept jusqu'en 1951, puis une rafale de vingt-quatre textes jusqu'en 1956 ! Mais dans cette armurerie législative, certains exposés des motifs annonçaient déjà le législateur et le futur rapporteur qu'il serait dans la République suivante : législation sur l'avortement, régimes matrimoniaux, divorce par consentement mutuel, etc... Comme si l'instinct de survie en politique commande à tout élu de ne compter que sur lui-même, Henri Caillavet se constituait déjà un solide portefeuille d'idées à redistribuer, de débats de société à provoquer avec des "coudées franches".
LA VE RÉPUBLIQUE SERA SON BONHEUR
De la IVe République, le député du Lot-et-Garonne, en extrayait encore les jours heureux et ceux qui l'étaient moins lorsqu'on exerce des fonctions ministérielles : à l'outre-mer, en 1953 dans le gouvernement de René Mayer, mais surtout trois fois dans les gouvernements de Pierre Mendès France, auprès d'Edgar Faure, puis de François Mitterrand, en 1954 et 1955. La fin de la belle histoire du radicalisme herriotiste, comme pour d'autres socialistes, démocrates-chrétiens, libéraux, ou républicains de progrès, se terminait en novembre 1958 ; ayant refusé la confiance au général de Gaulle et voté contre les pleins pouvoir, Henri Caillavet subissait le verdict des urnes. Redevenu avocat de plein exercice, il assurait loin des hémicycles son indépendance financière, celle qui allait lui permettre de ne devoir rien à qui que ce soit lorsque les "avis de tempête" ouvriraient de nouveau la voie au débat démocratique.
La Ve République a commencé en 1967 pour Henri Caillavet lorsque, suppléant de Jacques Bordeneuve devenu député du Lot-et-Garonne, il lui succède au Sénat. Et finalement, la Ve sera son bonheur. A la Haute Assemblée, sa force de travail se moque du cumul des mandats ; au Parlement européen, il ferraille avec les Anglais pour défendre la PAC et bataille avec succès contre la technocratie bruxelloise ; dans le Lot-et-Garonne, au conseil général ou à Bordeaux au conseil régional, il mesure les besoins ruraux et y fait redistribuer tout ce que les fonds structurels peuvent apporter à l'accompagnement de la modernité et du changement, tout en observant qu'"au pas des bœufs ", comme il disait si bien, les réformes sont toutes aussi bien menées à terme, et le plus souvent avec plus de qualité ; et dans les Hautes-Pyrénées, dans son village de Bourisp dont il est maire, il puise le bon sens et en retient toute la modestie.
Difficile de se faire une place, néanmoins, à la Haute Assemblée ; patient, indépendant d'esprit, mais radical loyal dans son groupe (celui de la Gauche démocratique), le nouveau sénateur de Lot-et-Garonne ne tarde pas à piaffer d'impatience d'autant que la "Rue de Valois" passe des mains de Maurice Faure, René Billières et Robert Fabre, à celles de JJSS, turbulent député de Lorraine, pas du tout ami de la maçonnerie, mais précurseur, comme Henri Caillavet, de bien des réformes à venir. Participant au programme commun de la gauche, le sénateur voit, avec d'autres, s'effondrer l'espoir de la victoire de François Mitterrand en 1974.
Henri Caillavet scrute l'horizon ; bouché sans doute tant la brume est épaisse et comme, cette année-là, le mandat de sénateur qu'il conquiert – à l'époque de neuf ans – donne du temps au temps, il suffit au chasseur de choisir la bonne fenêtre de tir... et de se rendre utile en servant comme plat de résistance à ses collègues sénateurs le menu des années 1946-56. Il ne cherche pas à s'élever dans la hiérarchie sénatoriale ni dans l'espace réservé aux "dignitaires". En 1972, Henri Caillavet s'était mesuré, avec succès, à l'audiovisuel public en présidant la commission sur la publicité clandestine. Orateur et montant à la tribune, le plus souvent sans notes, il captait l'auditoire et se frottait les mains lorsque la démonstration avait fait mouche et basculer dans son camp un collègue de la droite ou de l'extrême gauche ! Une fois rapporteur de la loi Veil et de celle sur le divorce par consentement mutuel, en 1974 et 1975, le sénateur change de braquet et accélère ; il fait voter sa propre proposition sur les greffes d'organes, qui devient la loi Caillavet.
LE SEUL BUT DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL
Loin des systèmes d'alliance et des luttes de pouvoir le voilà, au Sénat, un vrai législateur, usant, sans ménagement, du pouvoir de contrôle législatif sur le gouvernement ; respecté de tous, du parti communiste au RPR, parce que lui-même respectait les autres et que ses plaidoiries des causes justes avaient pour philosophie – comme il se plaisait à le clamer – que l'on était "intelligent aussi avec la tête des autres" ; respecté de l'administration entière du Sénat et des fonctionnaires qui l'ont assisté et conseillé, il poussait davantage l'esprit de réforme dans le seul but humaniste et républicain de l'intérêt général.
Comme si l'avocat s'imposait une "obligation de résultat", ses combats devaient réussir... et ils réussirent sous le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, puis sous celui de François Mitterrand : de la lutte contre la fouille des véhicules et de son succès au Conseil constitutionnel, de sa proposition d'un tribunal de l'informatique, de ses propositions de réformes constitutionnelles, de celle, en 1980, de la "proportionnelle municipale majoritaire", de l'enquête sur le "fichier des juifs", ou de la guérilla sans répit sur les atteintes aux libertés publiques ou à celles confisquant l'expression libre sur les ondes ; bataillant avec succès et faisant reculer le pouvoir pour défendre les radios locales, la télévision future câblée, les fonds de création télévisuelle, la transparence et le pluralisme de la presse, le droit des automobilistes. Et surtout, avant tout le monde – et parfois face à une gauche timorée, conservatrice – ses propositions de loi très médiatisées, courageuses à l'époque, faisant l'objet pour certaines d'entre-elles de débats sans vote (!) : la réforme de l'internement psychiatrique, l'insémination artificielle, la dépénalisation de l'homosexualité, le droit de vivre sa mort (avec son collègue Jean Mézard, le père de l'actuel président du groupe RDSE).
Le législateur vrai, authentique, aidé bien évidemment par ses convictions philosophiques humanistes (33e au Grand Orient) et de libre penseur était avant tout généreux, rigoureux avec lui-même ; sa force de vie pour les autres était au Parlement, et lorsque la rumeur courut qu'il pouvait devenir un ministre d'ouverture de Valéry Giscard d'Estaing, ceux qui travaillaient à ses côtés ou d'illustres collègues sénateurs de tous bords, peuvent témoigner encore que ses convictions étaient à gauche.
Le républicain réformateur de la société avait néanmoins ses contradictions métaphysiques. Devenu Européen convaincu
jusqu'à aller sur la liste de Simone Veil aux élections européennes de 1979, le réalisme politique l'avait-il emporté sur son vote du 9 juillet 1957
contre la ratification du traité de Rome ? En contradiction encore et cette fois avec l'humanisme des loges, pourquoi n'avait-il pas accompagné Robert Badinter pour l'abolition de la peine de mort ?
Henri Caillavet a eu, au Sénat, un appui essentiel : celui de son président, Alain Poher, accordant à l'institution, à la fin des années 1970, un nouveau périmètre d'investigation et d'initiative législative, celui de la défense des libertés, associée à l'épanouissement de libertés et de solidarités nouvelles.
Mais le suffrage universel même indirect est sévère avec l'idée de progrès, de transformation de la société. Quittant la
tribune en septembre 1983, Henri Caillavet, qui avait siégé à la CNIL, prolongea sa
participation à la vie publique quelques années encore au sein d'une autre autorité administrative indépendante, le Comité national d'éthique, puis se consacra à l'association du droit de
mourir dans la dignité, dont il fut le créateur, et poursuivait sa quête
philosophique vers le bien absolu, sans ordres prêcheurs... Une liberté précieuse, elle aussi gagnée de la "force de l'esprit".
Denys Pouillard Directeur de l'observatoire de la vie politique et parlementaire
Henri Caillavet, un législateur hors du commun
Le Monde.fr | 27.02.2013 à 13h39 • Mis à jour le 27.02.2013 à 13h44 Par Denys Pouillard Directeur de l'observatoire de la vie politique et parlementaire