Document 2010 - Entre 1890 et 1930, l'employé de bureau se décline en de multiples personnages et son
travail en de multiples facettes.
Une armée de commis, sténodactylographes, téléphonistes, employés aux écritures et autres mécanographes est alors enrôlée pour alimenter le moteur administratif de l'Etat, de la Banque, du
Commerce et de l'Industrie. Ces figures nouvelles et toujours plus nombreuses contribuent à édifier une économie marquée par l'intensification des échanges informationnels et l'augmentation du
volume des données écrites et chiffrées.
L'analyse des conditions de travail et des salaires, l'examen des techniques et des savoirs de ces " travailleurs en veston " font surgir la cartographie inédite d'un espace social en mutation
dont les frontières avec le monde ouvrier se trouvent progressivement fragilisées. De cette histoire, les femmes sont les actrices principales, héroïnes d'un nouveau théâtre administratif,
emblèmes des mutations à l'œuvre auxquelles elles contribuent, faisant finalement basculer l'employé du côté de leur sexe.
A travers l'exemple des Usines Renault, ou de la machine à écrire, La dactylographe et 1'expéditionnaire invite au décryptage de cette transfiguration, enrichissant l'histoire sociale des
économies contemporaines d'une réflexion sur les voies (mystérieuses) qu'emprunte la définition sexuée des identités sociales.
Broché
Paru le : 17/01/2002
Éditeur : Belin
Collection : histoire et societe/modernites
L'auteur en quelques mots ...
Delphine Gardey est chargée de recherche au Centre de Recherches en Histoire des Sciences et des
Techniques (CRHST)-CNRS-Cité des Sciences et de l'industrie.
Le lecteur qui aborde comme un pensum la longue introduction (12 pages !) se prend très vite au jeu. La volonté de Delphine Gardey de situer les diverses étapes de l’élaboration de son livre, notamment l’écriture de sa thèse, dans une chronologie épistémologique très fine est essentielle. Elle souligne en cela la rapide évolution de la réflexion des chercheurs en sciences sociales sur des problèmes aussi fondamentaux que la classe, la catégorie sociale, le sexe. Dans cette introduction, c’est le constructivisme qui se construit sous nos yeux. Il ne sera pas ici rendu compte du travail théorique et de la mise en perspective des travaux antérieurs (Halbwachs, toujours !) qu’effectue l’auteur, mais sans nul doute la pertinence de ces passages s’explique-t-elle grandement par la qualité de l’étude monographique : elle sait de quoi elle parle. Et elle sait à quel point il est malaisé d’en parler lorsque, à propos d’une impossible définition, il lui faut bien convenir qu’elle ne peut s’élaborer qu’en creux : l’employé, c’est tout ce qui n’est pas ouvrier, là où la distinction ne peut être établie que sur la base d’oppositions entre activités physiques et mentales. Il s’agit de comprendre comment les « évidences d’aujourd’hui » (le travail de bureau est un travail féminin) ont succédé aux évidences d’hier (le travail de bureau est un travail masculin), « observer le moment où, selon de multiples modalités, l’employé change de sexe ».
L’auteur part de son projet d’origine, réaliser des biographies collectives d’employés travaillant dans divers types d’établissements. Mais le temps comme les sources font défaut, et cette démarche concerne avant tout les employés de bureau de Renault. La source principale en est un corpus de dossiers individuels dont nous savons à quel point ils sont essentiels pour une histoire du personnel des entreprises. Source ici construite au jour le jour par ceux-là mêmes que Delphine Gardey étudie, le produit du sujet devient le matériau du chercheur. Le traitement quantitatif de ces données n’en empêche pas un usage plus individuel par les récits de vie, en un va-et-vient fécond entre la biographie individuelle et la biographie collective. Hors de ces dossiers individuels, d’autres sources ont été utilisées et toujours soumises à une critique sceptique, parmi lesquelles des albums photographiques, et par cela encore ce travail se situe en son temps. L’image n’a plus comme seule fonction d’illustrer et peut même devenir l’archive essentielle : c’est à Renault-Billancourt encore que nous ramène la récente thèse d’Alain Michel, Les images du travail à la chaîne dans les usines de Renault-Billancourt (1917-1939). Une analyse des sources visuelles : cinéma, photographies, plans d’implantation(EHESS, 2001).
Le moment de la mutation du groupe professionnel, c’est le tournant du siècle, lorsque les créations d’emplois de dactylographes relèguent au second plan les expéditionnaires, mutation qui frappe les contemporains parce qu’elle se situe autour de la maîtrise d’une nouvelle technique, à un moment où les administrations promeuvent également des métiers qui se sont féminisés (les télégraphistes, les téléphonistes), et que la crainte émerge de voir les femmes s’installer au cœur de l’État, au cœur du pouvoir. Même si les racines en sont lointaines (Delphine Gardey évoque les femmes et les filles des artisans et des marchands parisiens qui, au XVIIIe siècle, tenaient les comptes de l’atelier ou de la boutique), le changement, en ce domaine également, se noue autour de la Grande Guerre : les employées étaient deux fois moins nombreuses que les employés au moment du recensement de 1906, leurs effectifs sont équivalents au premier dénombrement de l’après-guerre. Et n’y voyons pas une spécificité française. La féminisation des emplois de bureau est alors un phénomène commun à l’ensemble des sociétés capitalistes avancées, même s’il est possible de déterminer quelques particularités au sein de ces dynamiques. Aux États-Unis, la guerre joue sur la dimension qualitative alors que c’est l’évolution des effectifs qui est déterminante en Europe, ce sont les femmes mariées qui assument cette mutation en France tandis qu’en Angleterre, où « la barrière du mariage » est drastique, ce sont les jeunes filles qui tiennent ce rôle.
Ce changement de sexe des métiers passe également, pour assurer la « respectabilité », par une mise à l’écart, ségrégation spatiale dans les bureaux, ségrégation du temps lorsque les dames des téléphones et télégraphes n’ont pas les mêmes horaires que leurs collègues masculins. Mais ces métiers perdent alors de leur « valeur », et c’est bien parce qu’ils sont définis comme féminins, quelle que soit la nature des tâches effectuées, quel que soit le niveau de maîtrise de techniques nouvelles. C’est en 1883 qu’est introduite en France la première Remington, alors que la sténographie était pratiquée et accaparée par une élite professionnelle masculine. Les publicités insistent sur la « machine à pianoter », référence sans ambiguïté à des pratiques féminines des classes moyennes. Mais ces femmes font des choix, et c’est sur cette dimension qu’insiste Delphine Gardey : elles choisissent de travailler plutôt que de faire un beau mariage, d’être employées de bureau plutôt que d’être institutrices, de pénétrer dans le monde masculin des bureaux, quitte à bousculer les identités attachées à l’exercice professionnel. Et c’est ainsi que, dans ces années d’après-guerre, « la dactylo succède à la “midinette” (l’ouvrière de la couture); elle incarne la nouvelle salariée parisienne ». Cette évolution en accompagne une autre, car si la taylorisation existe bien dans ce milieu dès le début du siècle, et incite à créer des pools de dactylographie, la question du « rendement » (les guillemets sont de l’auteur) des dactylos devient centrale au début des années 1920. La maîtrise de la technique perd alors de son intérêt, en devient même déqualifiante, tout juste bonne pour des « tapeuses ».
Ce groupe présente nombre de caractéristiques communes. Ses membres ne sont pas protégés par la législation ouvrière, mais les éléments positifs ne manquent pas : souvent payés au mois, ils peuvent même bénéficier d’avantages souvent inconnus du monde de l’atelier, la semaine anglaise et les congés payés. Mais ils ne sont pas concernés, avant-guerre, par la limitation du temps de travail (leurs journées durent douze, quatorze voire seize heures). L’application après la guerre de la loi des huit heures modifie considérablement leur vie, lorsque pour certains la semaine de labeur passe de 72 à 44 heures. Du coup, leur identité ne sait trop où s’ancrer, oscille entre classes moyennes et monde ouvrier. Mais on revient au bureau, et Delphine Gardey en un chapitre nous fait comprendre à quel point, en quelques décennies, ce lieu de travail a été radicalement modifié.
Après cette première partie (« Portrait de groupe avec dames »), la seconde est l’étude monographique des employés de bureau de chez Renault (« Portrait d’une entreprise en col blanc »), jeu d’échelle qui permet une mise en perspective, autorise des approches individuelles. C’est le lot de toute monographie que de permettre d’approcher l’homme et la femme, et lorsque paraît l’être humain, seuls des fâcheux un peu naïfs pourraient avoir l’impression que disparaît la problématisation. C’est bien cette dimension qui est essentielle dans les sciences sociales, qui est essentielle en histoire, qui fait toute la richesse de l’histoire sociale. Le changement d’échelle, c’est précisément, pour Renault, ce que permettent les employés, croissance d’une entreprise d’abord familiale qui nécessite dès lors une gestion bureaucratique de la production, celle-là même dont l’émergence est ici saisie, décortiquée, alors que Louis Renault n’avait de cesse d’exprimer sa détestation de l’administratif, des « non-productifs », des « chieurs d’encre ». Ainsi, dans leur rémunération (la plupart de ses employés étaient payés à l’heure), Renault repoussait la distinction, établissant même une hiérarchie qui renvoie à celle des métiers ouvriers : le taux horaire de l’employé au moment du recrutement est le même que celui du tourneur, de l’ajusteur, du tôlier, mais inférieur à celui du menuisier ou de l’ébéniste. Chez Renault, la ligne de col (la Kragenliniecomme le disent les Allemands), démarcation entre cols bleus et cols blancs, passe sinon tout à fait par la nationalité, du moins par la langue : si certains peuvent être Suisses ou Belges, tous les employés de bureaux sont bien sûr francophones. Et, les hommes comme les femmes, ils sont plus nombreux que les ouvriers à venir de province. Ainsi, de ces deux populations féminines travaillant à Paris ou en banlieue au début du XXesiècle, les ouvrières étudiées par Catherine Omnès sont plus souvent nées à Paris que les employées de Delphine Gardey.
Prosopographie longitudinale, cette étude des employés et employées de chez Renault permet de prendre la mesure du nombre restreint des anciennes ouvrières ou vendeuses, pour lesquelles l’accès à un emploi administratif constitue une promotion. Tout comme elle souligne le caractère bien limité de la formation professionnelle spécifique antérieure : très peu de ces employées ont été formées aux métiers des bureaux dans l’enseignement public, et les cours dispensés dans le privé étaient bien superficiels ! Quant aux hommes, ce sont souvent d’anciens cols blancs d’autres entreprises, signe de l’ancrage de ces salariés dans la condition d’employé. Chez Renault comme ailleurs, le lieu du travail de bureau est bien marqué, mais il ne s’en distingue que plus dans cet espace industriel au sein duquel il se situe, tout comme les appellations discriminent : l’ouvrier va manger à la cantine, l’employé au mess. Approche différente du temps contraint également, lorsqu’en 1906 les ouvriers pointent et qu’en sont dispensés les employés (qui ne perdent rien pour attendre), alors que chez ces derniers l’indiscipline se manifeste surtout dans la contrebande du temps, les absences, les retards, voire les départs anticipés qui amputent d’autant la journée de travail. La prise en compte du fait qu’il s’agit de femmes qui travaillent se retrouve bien sûr dans la politique de gestion du personnel, de l’autorisation donnée à Mireille C. de prendre une heure par jour pendant un an pour allaiter son enfant à la création par Renault en 1918 d’une garderie pour les enfants âgés de trois à dix ans, politique alors assez générale dans la région parisienne là où travaillaient en nombre des femmes, de Citroën aux hôpitaux de l’Assistance publique. La vie privée, la préoccupation des proches ont leur place dans ces carrières, à leur terme souvent, tandis que des femmes quittent Renault pour soigner un père, une mère, une belle-mère, plus communément que pour s’occuper des enfants. Et cette approche n’omet bien sûr pas ces éléments essentiels de l’histoire sociale des groupes professionnels que sont les mobilités, les origines sociales et géographiques, le rapport à l’espace urbain, les comportements démographiques. Delphine Gardey estime ainsi qu’ « il serait possible de parler d’incompatibilité entre la condition d’employée de bureau et celle de mère d’un jeune enfant », ce qui somme toute relativise la portée des politiques familialistes des entreprises, exemple significatif d’une démarche qui, de l’individu au collectif de travail, du bureau à l’usine, du groupe des employés de chez Renault à celui de l’ensemble des employés de bureau de la fin du XIXe siècle à la veille de la crise des années 1930, permet d’appréhender l’évolution d’un nouveau groupe social, de ses représentations, des politiques qui accompagnent cette dynamique autant qu’elles la conduisent.
L’histoire du travail des femmes et celle des femmes au travail, des femmes qui travaillent nous sont maintenant mieux connues. Elles se sont construites notamment grâce à des études de personnels d’entreprises, à des monographies de métier, à des synthèses et mises en perspective, dans cette revue particulièrement. Cet ouvrage se situe bien au sein de cet ensemble très fécond, tout en permettant de mieux comprendre l’évolution du monde du travail, de la population féminine, de la gestion patronale, de l’intervention de l’État.
Christian Chevandier
Pour citer
Christian Chevandier, « Compte rendu de Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire…, 2001 », Le Mouvement Social, n° 211 (avril-juin 2005), p. 121-124, et en ligne :
http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=756.