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http://static.blog4ever.com/2008/03/193395/artimage_193395_2668397_201004272550246.jpgDepuis cinquante ans, ils vivent dans un camp près d'Agen. Épouses «annamites» de soldats français envoyés au Tonkin, enfants nés de ces couples mixtes, ils ont fui les représailles après l'indépendance. Dans les baraques où ils ont été hébergés en 1954, ils ont reconstruit un «Vietnam-sur-Lot». Doan Bui raconte l'histoire de ces vies oubliées

 

Madame Le Crenn est si fluette dans sa tenue traditionnelle, tunique et long pantalon noir flottant, si frêle qu'en l'étreignant on a peur de la casser. Sous le chignon blanc, sa peau d'ivoire est à peine ridée. Seules les pommettes aiguës de son beau visage paraissent sculptées par les années. Dans un an, Mme Le Crenn aura 100 ans. Elle ressemble à toutes les grands-mères vietnamiennes. Mais elle porte un patronyme breton et un prénom qui fleure bon le terroir : Joséphine. « C'est ici chez moi », murmure-t-elle, dans un mélange de français et de vietnamien. Il faut tendre l'oreille pour entendre sa voix ténue. Dehors, les bulldozers s'activent dans un bruit assourdissant. Bientôt, peut-être, ils démoliront sa maison? Depuis soixante ans, Joséphine Le Crenn vit dans un « camp ». Le Camp d'Accueil des Français d'Indochine (Cafi), sis à Sainte-Livrade, bourgade du Lot-et- Garonne. Un no man's land, que n'indique aucune pancarte et où s'alignent des baraques grises, égayées par des pots de fleurs et des mini-jardins poussés comme par miracle. Dans l'une de ces ruelles, la vieille dame et ses enfants ont aménagé le logis tant bien que mal, réservant même une pièce à l'autel des ancêtres avec ses photos jaunies, ses bâtonnets d'encens, son bouddha doré. Mal isolé, trop froid l'hiver, étouffant l'été. Mais c'est chez elle. Le camp va être détruit et Joséphine ne sait pas si elle aura la force de déménager à nouveau. La dernière fois qu'elle a quitté sa maison, c'était en 1956. Elle fuyait le Vietnam, en bateau. « J'imaginais que la France, c'était beau, c'était propre. Et puis je suis arrivée au camp avec mes trois petits enfants à nourrir. Nous étions 1 500, entassés comme des chiens, derrière des barbelés. Sans eau, dans la crasse. Au Vietnam, j'avais des domestiques. Là, j'ai dû travailler aux champs, ramasser des haricots verts. J'ai cru que j'allais mourir. » Le visage de la vieille dame se plisse, il y a longtemps qu'elle n'arrive plus à pleurer. Son cœur est resté « là-bas », dans un monde qui n'existe plus. Dans cette province du nord du Vietnam, que les livres d'histoire coloniale appelaient Tonkin. Le monde de Joséphine s'est effondré en 1954, après la bataille de Diên Biên Phu. Comme tous ceux restés fidèles à la France, elle a fui au sud, craignant les représailles des vietminhs. Après les accords de paix de Genève, elle a été rapatriée avec 30 000 autres « Français d'Indochine ». La plupart avaient de la famille en métropole, une vie à reconstruire. Mais Mme Le Crenn, avec ses yeux bridés, n'était pas une « vraie » Française. Comme 1 200 autres réfugiés, elle a atterri dans le camp militaire de Sainte- Livrade, où, en 1936, on avait déjà parqué les réfugiés du franquisme. Un camp dirigé, à la dure, par des directeurs venus de l'administration coloniale. La situation devait être provisoire. Le provisoire s'est éternisé. Qui connaît l'existence de ce petit Vietnam-sur-Lot, à quelques kilomètres d'Agen ? Pendant près d'un demi-siècle, le bidonville a vécu hors du monde. Aujourd'hui, il abrite encore une cinquantaine de « résidents », dont une vingtaine de très vieilles dames, quasi centenaires. Elles pensaient pouvoir y terminer leurs jours. Pourtant, en 2005, la municipalité de Sainte-Livrade s'est soudain souciée de leurs conditions de logement et a décidé d'engager un programme de rénovation, avec démolition des habitations existantes. Un crève-coeur pour les grands mères du Cafi. « La plupart d'entre nous sont à la veille du Grand Départ, ont-elles écrit au maire de Sainte-Livrade, et nous souhaitons pouvoir le faire dans la sérénité et la dignité dans nos logements actuels qui restent un lieu sacré [?], le témoin de nos propres mémoires familiales faites de drames et de joies : l'histoire d'une vie. » Un passé douloureux et méconnu, qu'aucun monument mis à part les baraques grises du Cafi n'a jamais honoré. Une histoire de « sang mêlé ».Son prénom et ce nez « un peu droit », Joséphine les a hérités de son père, un militaire français en poste au Tonkin. Après la naissance de sa fille au début du siècle précédent, le soldat est reparti en France pour mourir dans les tranchées de Verdun. Plus tard, Joséphine, comme sa mère, a été « donnée » elle aussi à un Français, ce M. Le Crenn dont elle porte le nom. Un mariage arrangé. Le Crenn est mort quelques années plus tard, la laissant veuve. Après la guerre d'indépendance vietnamienne, Mme Le Crenn, malgré ses yeux bridés, s'est retrouvée dans le camp des « colons », des vaincus. «Mes enfants étaient métis. Il fallait les sauver », dit-elle. Elle parle vite, comme si ce souvenir la terrifiait encore. Les métis, les « tête de poulet, cul de canard » (dau ga, dit vit), selon l'expression vietnamienne, ont subi des représailles sanglantes. Avant le conflit, déjà, ils traînaient l'image du traître. Des deux côtés. « La France se méfiait d'eux. Ce qui ne l'a pas empêchée, pendant la colonisation, de les instrumentaliser pour toutes les basses oeuvres, car ils parlaient le vietnamien. Ils étaient, par exemple, employés comme gardiens de prison ou tortionnaires, rappelle Dominique Rolland, historienne, auteur des Petits Viêt- Nams (1). Après l'indépendance, ils n'ont eu d'autre choix que de fuir au plus vite. » La traversée, en bateau, fut un cauchemar. La faim, la soif, les grains de riz à fond de cale. Tous croyaient voguer vers des jours meilleurs. Ils pensaient que la France les accueillerait, « allonz 'enfants de la patrie ». Au Vietnam, ils se sentaient français. En France, ils ont découvert qu'ils n'étaient que des « métèques ». Certains ont débarqué à Noyant, dans l'Allier, et ont été regroupés dans d'anciens corons désaffectés. D'autres ont été envoyés à Sainte-Livrade, dans ce camp militaire boueux. Couvre-feu, salut devant le drapeau et interdiction de sortir. Sauf pour les travaux des champs. « Les gens disaient : Voilà les "Niaks", se souvient un habitant de Villeneuve-sur-Lot. En fin de semaine, les paysans venaient avec leurs camions. Ils embarquaient les femmes qu'ils envoyaient ramasser les haricots ou les tomates. Plus tard, elles leur ont montré des graines qu'elles avaient emportées de « là bas » : liseron d'eau, ciboulette chinoise! Une aubaine ! Les champs de haricots ont été reconvertis en plantations exotiques et les récoltes vendues dans les épiceries chinoises à Paris. La main-d'oeuvre était facile à trouver. Le Cafi était peuplé de femmes de tous âges, épouses délaissées de soldats français ou d' anciens colons. Leurs enfants étaient de toutes les couleurs. Comme l'empire colonial français. Les tirailleurs sénégalais ou les Indiens de Pondichéry en turban ont eux aussi été envoyés en Indochine. Ils y ont convolé avec des femmes asiatiques. Et leurs gamins, à la peau sombre, ont encore plus souffert de la discrimination que les autres enfants du Cafi. La partie du camp où ils se sont installés avait été baptisée à l'époque le « petit Harlem ». Certains y habitent encore. Jacques Kemoko, peau café, dont seuls les yeux très légèrement en amande laissent deviner les origines asiatiques, est assis, immobile comme un sphinx, devant sa baraque, la « R5 ». Il avait 5 ans quand il est arrivé à Sainte-Livrade, avec sa mère, en 1956. Il n?en est jamais sorti. Lorsqu'on lui demande s'il parle encore sa langue maternelle, la réponse fuse, en vietnamien : « Évidemment ! Comment oublier ? » Jacques n'a pas eu le temps de connaître son père. Disparu après sa naissance. Certainement mort au combat, comme beaucoup des tirailleurs sénégalais envoyés au Vietnam. L'état-major les expédiait en première ligne, autant dire au casse pipe pour éviter qu'ils ne restent trop longtemps au contact avec la population vietnamienne indigène. Ils risquaient d'être « contaminés » par des velléités indépendantistes. Les yeux de Jacques semblent perdus dans le vague, quelque part à Haiphong où il est né. Mais où il n'urait sans doute pas trouvé sa place. Au Vietnam, on appelle les métis les bui doi, les « poussières de vie ». Des poussières de vie. Et des vies réduites en poussière. Refusant l'inexorable, la destruction programmée d'un endroit qui a résumé toute leur existence, les derniers résidents s'accrochent à leurs souvenirs. Parmi eux, certains squattent les baraques, vivent du RMI ou du RSA. Ils ont 50 ans, 60 ans mais sont encore les « petits enfants » de ces vieilles dames, qui, comme Mme Le Crenn, ancienne institutrice à l'école du camp, les ont connus au berceau. Les « mamies » n'ont parfois jamais appris le français. Enfermées dans l'enceinte du Cafi, elles n'en ont pas eu besoin. Aujourd'hui encore, Chez Gontran, l'épicerie exotique construite dans le camp, on se croirait dans une échoppe de Saïgon. Même Sandrine, la jolie blonde aux yeux bleus qui tient la boutique avec sa belle-famille, parle le vietnamien : « C'est mon mari qui m'a appris ! » Les Gontran font partie de ceux qui ont réussi, ils ont gardé leur commerce dans le Cafi mais ont aussi ouvert des restaurants à l'« extérieur ». Dans la seconde génération des « cafiens », on trouve également des médecins, des professeurs. Mais peut-on vraiment tout à fait quitter le camp ? Des retraités sont revenus s'y installer, en rafistolant les baraques où ils avaient passé leur jeunesse. « C'est la seule chose qui nous reste. On ne veut pas effacer tout ce passé », dit François, bientôt 50 ans malgré son air juvénile. Comme Bambou, la dernière compagne de Gainsbourg, métisse elle aussi, François est né et a passé toute son enfance ici. Il a même été à l'école du camp. « A 18 ans, je suis parti, j'ai fait ma vie. » Il est revenu quand sa mère, Thi Vuong Crasbercku, est tombée malade en 2003. Depuis sa mort, il n'arrive pas à s'arracher à cette baraque faite de bric et de broc. Dans une armoire s'entassent les photos de la famille. Au mur, un bout de papier, avec un drapeau bleu-blanc-rouge, a été soigneusement mis sous cadre. On peut y lire : « Hommage et reconnaissance à Crasber - cku Thi Vuong, Française d'Indochine ». Reconnaissance ? A côté de Sainte- Livrade, à Bias, sont arrivés en 1962 d'autres rapatriés qui venaient d'Algérie, les harkis. Ils ont été relogés. Et en 2005, à l'occasion de la loi controversée qui entérinait le « rôle positif de la présence française outre-mer », ils ont obtenu ce qu'ils réclamaient depuis si longtemps : une reconnaissance officielle de la Nation et une indemnisation. Les rapatriés d'Indochine, eux, ont été exclus du dispositif. Oubliés encore une fois. Éternelles poussières de vie. « On est peut-être trop discrets », dit François. Surtout ne pas se faire remarquer. Pendant cinquante ans, les femmes ont vécu la peur au ventre d'être chassées du camp : un règlement stipulait que tout « signe extérieur de richesse » pouvait entraîner l'exclusion. Alors les familles n'osaient même pas avoir de Mobylette pour aller travailler. La mère d'Emile Le Jeune, la princesse Xuan Tu, petite-fille de l'empereur Minh Mang, a ainsi vécu les trente dernières années de sa vie dans le dénuement le plus total. Jeunesse à la cour impériale, mariage prestigieux avec un magistrat français, Xuan Tu s'est retrouvée ici comme tous les autres, dans un deux-pièces étroit. Elle est morte en 1988 à 103 ans, aux côtés de son fils Emile. Aujourd'hui âgé de 89 ans, il est resté dans la maison et ne veut plus en partir. Il a posé la photo de la princesse Xuan Tu sur l'autel des ancêtres et a masqué les fenêtres avec du tissu pour ne pas voir les « verrues », comme il dit, ces nouveaux bâtiments HLM dans lesquels les résidents du Cafi doivent être relogés. « Tout cela vient un peu tard, non ? » Émile a combattu pour la France. Il a été prisonnier de guerre des Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Puis des Vietnamiens pendant la guerre d'indépendance. Sept ans en tout. « Au moins, je n'ai pas eu à choisir. »

Béret bleu des enfants de troupe


Jean-Claude Rogliano, lui, s'est toujours senti français (il a des ancêtres corses). Même si son père et sa mère qui posent en costumes traditionnels vietnamiens sur la photo de famille étaient métis. « Chez nous, on n'a pas le nez écrasé ! », lance ce septuagénaire, petit et mince comme les Vietnamiens du Nord. Il a servi la France dès son plus jeune âge. « Je suis rentré dans l'armée, en 1951 ! A l'âge de 10 ans. » Comme beaucoup d'Eurasiens, il a porté le béret bleu clair des enfants de troupe. Une manière pour l'armée de « régler » la question métisse. Nombre de « bâtards », nés de liaisons entre militaires français et « Annamites » (l'armée autorisait le concubinage mais non le mariage), ont été envoyés sous les drapeaux, pour « préserver la sécurité nationale ». « Je n'ai revu mes parents que cinq ans après mon engagement, raconte Jean-Claude Rogliano. Et pour quatre jours seulement, juste avant d'être rapatrié en France. A l'école des enfants de troupe, on vivait dans des casernes. On apprenait à marcher au pas. Quand on faisait des bêtises, on devait ramper le long des baraquements et les sergents-chefs nous bourraient de coups de pied. A 14 ans, j'ai appris à me servir des armes. » Jean-Claude a « tout donné pour la France ». Il n'a rien reçu en retour. Il ne se plaint pas. Par fierté, il refuse d'aller se faire recenser comme « ayant droit » à la mairie pour obtenir d'être relogé dans les nouveaux bâtiments HLM. Dans les ruelles du camp, le soir est tombé. Les bulldozers se sont tus. La lumière dorée du crépuscule embellit soudain les méchantes baraques en béton, illumine les jardins bonsaï et la silhouette efflanquée d'un chat. La pagode désaffectée est mangée d'herbe mais dans toutes les maisons les lumières vont s'allumer sur l'autel des ancêtres. Parfois, des effluves d'encens s'échappent d'une fenêtre. Les vieilles dames sortent faire leur promenade, appuyées sur leurs cannes. Mme Le Crenn écoute le silence. Elle est fatiguée. Elle veut mourir tranquille.

 

(1) « Petits Viêt-Nams », par Dominique Rolland, Elytis, 2010.

Doan Bu

Semaine du 07/10/10

http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/enquete/101135/les-derniers-rescapes-de-l-indochine.html

 

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