La Shoah a laissé d’innombrables pièces d’archives, chez les bourreaux nazis et
leurs complices de l’Europe occupée ou satellisée. Rapports, procès-verbaux, statistiques, listes de convois, de déportés, relevés comptables, ces documents sont neutres au point d’en être
froids, alors qu’ils attestent de l’extermination de tout un peuple. Or, la voix des survivants, portée, elle, par le souffle de la souffrance et du deuil, n’a pas été immédiatement
entendue.
Le cas d’Annette Muller, à ce titre, est exemplaire. Cette survivante de la rafle du Vel’d’Hiv’, internée au sinistre
camp de Beaune-la-Rolande, ne devra d’échapper aux chambres à gaz d’Auschwitz, elle et ses trois frères, qu’à la suite des efforts désespérés de son père, Manek Muller. Sa mère, en revanche,
y sera déportée et assassinée. Annette Muller, pour affronter le traumatisme, le couchera par écrit, en 1976, mais à cette époque, il n’est pas encore de bon ton d’évoquer les "années qui
ne passent pas". Après les percées archivistiques et judiciaires de Serge Klarsfeld, après le "retour du refoulé", par le livre, par le film, ce témoignage est enfin reconnu à
sa juste valeur - enfin presque, puisque sa parution en 1991 aux éditions Denoël - voir la présentation de
l’ouvrage sur le site Livresdeguerre.net - n’est pas intégrale, sachant que la partie consacrée à la vie de l’auteur après la sinistre année 1942, ce jusqu’en 1947, n’a pas été
reproduite.
Témoignage fort, insoutenable même, mais tardivement accepté dans notre mémoire nationale. Témoignage irréfutable, mais
publiée dans une version initialement tronquée. Le cas d’Annette Muller est emblématique d’une mémoire longtemps mal assumée des "années noires", en particulier leur volet antisémite, celle
de la politique du pire, l’arrestation, l’internement et la livraison aux nazis de plusieurs dizaines de milliers de Juifs par le régime de Vichy au nom de sordides calculs de prétendue
"haute" politique. Des Juifs qui, jusque là, avaient été exclus de la société, fichés, expropriés, et marqués de l’Etoile jaune ou, pour ceux résidant en zone dite "libre", des lettres
"Juif" sur leurs cartes d’identité et leurs cartes d’alimentation.
En l’occurrence, les éditions du C.E.R.C.I.L. (Centre de recherche et de documentation sur les camps d’internement et
la déportation juive dans le Loiret) publient la version intégrale, et commentée, de ce témoignage bouleversant. S’ajoutent en effet aux souvenirs de l’auteur, qui n’était âgée que de neuf
ans au moment de la rafle du Vel’d’Hiv’, ceux de son père, Manek, retranscrits par sa fille. Manek, lui, est né en Pologne, en 1910. Issu d’un milieu relativement aisé, il relate les
dernières années de vie d’une communauté qui sera anéantie par les nazis (les Juifs du shtetl de Biecz, près de Cracovie, et où Manek est né, ont ainsi été totalement exterminés), sa
rencontre avec Rachel, qui deviendra sa femme (et la mère d’Annette), avant d’émigrer en France, pays où l’antisémitisme n’est pas aussi fort qu’en Pologne, mais qui reste marqué par une
certaine xénophobie, sans parler des tracas causés par une administration tatillonne.
Nous avons ainsi deux versions d’une même histoire, se complétant et s’enrichissant mutuellement, pour nous offrir un
panorama intimiste de la communauté juive entre l’Est et l’Ouest, avant et pendant la mise en oeuvre de la "Solution finale". Ces deux textes ont, en outre, été complétés par de nombreuses
photographies et documents administratifs d’époque, ces derniers permettant d’intégrer l’histoire tragique de la famille Muller dans l’immense tragédie collective de l’Occupation et de la
déportation. Documents allemands et français sont ainsi reproduits pour établir, si besoin était encore, l’incontestable réalité du crime absolu dont Vichy s’est rendu complice.
A ces apports iconographiques et documentaires s’ajoutent plusieurs textes explicatifs rédigés par des
historiens : une préface de Serge Klarsfeld ; une analyse de la politique antisémite du régime de Vichy (incluant les sinistres marchandages de l’été 1942) doublée d’une description
historique des camps d’internement de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, par Benoît Verny et Catherine Thion ; un exposé de Katy Hazan relatif aux maisons d’enfants et aux orphelinat
catholiques où ont pu se réfugier les enfants juifs (ce qui n’a pas évité à tous la déportation) ; une synthèse consacrée aux Juifs étrangers dans la France des années trente et
quarante, par Henri Minczeles.
Il faut saluer cette initiative du C.E.R.C.I.L. qui contribue à faire de la voix des survivants une parole digne de
considération, lorsque d’aucuns voudraient la condamner aux "poubelles de l’Histoire". Cette édition critique et illustrée du témoignage d’Annette Muller constitue ainsi une
magistrale leçon d’Histoire, et un modèle à suivre.
Nicolas Bernard
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Consulter le site du C.E.R.C.I.L. (Centre d’Etude et de Recherche sur les Camps
d’Internement du Loiret).