Résumé : Les camps de concentration sont aujourd’hui synonymes de lieux
d’extermination. Durant la première guerre mondiale, le terme était utilisé pour désigner des centres de regroupement et d’internement. L’étude de leurs objectifs, de leur fonctionnement et de
leurs populations est un objet nouveau pour la recherche historique.
Sous la plume d’Ernest Gaubert on peut lire dans la Revue de Paris - n° du 15 février 1915 - un article intitulé "Un Camp de concentration (notes d’un sous-préfet)". L’envoyé spécial du journal Le Matin commence son reportage du 14 février 1916 à La Ferté-Macé (Orne) par ces mots : "Le camp de concentration a une antichambre. Cette antichambre s’appelle le dépôt de triage". La même année, c’est au tour de l’Œuvre - numéro du 11 août - de publier sur le même centre d’internement un papier intitulé "Le Huitième cercle de l’enfer". Il existe donc des camps de concentration, en France, pendant la première guerre mondiale, le terme étant couramment utilisé par l’administration (Préfets, ministère de l’Intérieur), en parallèle avec celui de "dépôts d’internés". Certes la notion de camp de concentration a depuis le second conflit mondial une connotation qui a élargi le sens originel - centre de regroupement -, mais l’étude de ces centres d’internement, quasi inconnus, ne peut qu’être utile à toute entreprise de recherche plus générale sur le phénomène concentrationnaire qui marque profondément le XXe siècle. Cela justifie amplement ce projet de recherche dont la présentation - faite essentiellement sur le mode de l’interrogation puisque nous sommes en terre inconnue - s’appuie sur les rares publications de juristes de l’époque et sur une première exploration des fonds concernant les internés rassemblés dans les dépôts de l’Orne . Les objectifs visés par l’établissement de ces camps, les modalités de leur fonctionnement, les populations internées sont autant de questions à analyser, en fonction des fonds d’archives disponibles.
Les objectifs : du contrôle des étrangers à celui des suspects ?
En temps de guerre, l’histoire française - comme celle des autres pays - montre que l’attitude à l’égard des étrangers de nationalité ennemie a oscillé entre deux pratiques : soit l’expulsion (exemple de la décision du 28 août 1870 pour les Allemands qui demeuraient dans la capitale), soit la concentration, le regroupement dans des endroits déterminés (internement des Basques et Anglais pendant la période impériale). Dans le premier cas on fait fi des lois de l’hospitalité, mais on respecte les libertés individuelles. Dans le second cas, c’est l’inverse et l’on cherche, pour des raisons d’ordre public (espionnage au service de l’ennemi, sabotage éventuel), à mettre hors d’état de nuire une population à priori suspecte d’hostilité à l’égard de la France, ainsi que sur le plan militaire - en évitant l’expulsion - , à priver l’ennemi des ressources d’une population mobilisable d’autant plus intéressante qu’elle connaît bien le pays contre lequel la guerre est faite (gisement possible en éclaireurs et personnel pour les services de renseignement). Ces deux motifs sont avancés pour justifier la politique mise en place pendant les années 1914-1918. Cette politique part au fond du principe qu’en temps de guerre tout étranger est suspect. Dès le 20 mars 1914 le gouvernement français a élaboré le plan qui doit être appliqué à l’égard de chaque étranger lors de la mobilisation : autorisation de quitter la France sous les 24 heures (jusqu’à la fin du 1er jour de la mobilisation), ceux qui restent en France devant évacuer la zone de guerre supposée (départements frontaliers : pour l’essentiel, Nord et Est) ; par la suite chacun d’eux doit avoir un permis de séjour et un laissez-passez pour ses déplacements. En ce qui concerne plus particulièrement les Austro-allemands, une fois écoulé le délai d’un jour pendant lequel ils sont libres de quitter la France, ceux qui résidaient dans le nord-est, le sud-est et dans le périmètre du camp retranché de Paris, devaient être évacués puis transportés dans l’ouest du pays où ils seraient regroupés en plusieurs centres. Ce plan est appliqué à la lettre, mais les difficultés de surveillance des Austro-allemands résidant hors des zones précédemment citées ont fait que tous, quelle que soit leur résidence, furent considérés comme indésirables et internés dans une cinquantaine de dépôts, après avoir parfois séjourné temporairement dans les établissements pénitentiaires. Les Alsaciens-Lorrains non naturalisés français devaient théoriquement être laissés libres, après avoir fait une déclaration d’identité au commissariat de police dès les premiers jours de la guerre. La France considère les Alsaciens-Lorrains - le traité de Francfort étant abrogé en raison de l’état de guerre - comme d’anciens français retenus malgré eux, assimilables aux habitants des régions occupées. Ils peuvent redevenir français en contractant un engagement volontaire dans l’armée française ou en demandant individuellement leur réintégration dans la qualité de Français. En pratique les Alsaciens-Lorrains - sous le prétexte, entre autres que beaucoup d’Allemands veulent se faire passer pour des annexés - sont suspects à priori. Les instructions administratives telles qu’elles sont résumées par la Commission interministérielle chargée de faire la discrimination en leur sein le montrent bien. Il y a trois catégories d’Alsaciens-Lorrains. Celui qui est "présumé être de sentiments français" parce "français avant le 20 mai 1871 ou dont les ascendants paternels l’étaient à cette date et qui serait lui-même français si le traité de Francfort n’était pas intervenu””est traité à l’égal des réfugiés, relève de la catégorie n° 2 et dispose d’une carte tricolore. L’Alsacien de catégorie n° 1, avec carte blanche, est jugé avoir une "attitude incertaine", être de "sentiments douteux" parce qu’il a accepté des fonctions officielles (sauf communales) rémunérées par les Allemands ou qu’il exerce une profession mal déterminée (ambulant, forain, romanichel...). Il est placé en résidence surveillée. La troisième catégorie (“S”) réunit les suspects qui ne peuvent être maintenus en liberté pendant la guerre soit qu’ils aient tenus des propos hostiles contre la France, commis des actes compromettant la défense nationale ou qu’ils aient subi des condamnations, ce qui vise tous ceux dont "l’attitude et la conduite laissent gravement à désirer". Les catégories 1 et S impliquent donc l’existence de centres d’internement. On comprend alors l’amertume de beaucoup d’annexés qui, espérant leur libération, se voient traités presque comme des ennemis. Cela ressort bien d’un texte de Paul-Albert Helmer qui demande que tout Alsacien ou Lorrain d’origine française soit présumé avoir des sentiments patriotiques : "Etre français, faire partie de la nation française, ne pas être traités en étrangers ou en ennemis de la France, c’est pour nous un droit, l’objet d’une revendication ouverte contre l’Allemagne, mais aussi contre la France" . Il faut ajouter aux Austro-allemands et Alsaciens-Lorrains, toute une population étrangère et même française que l’armée, par des rafles périodiques, expulse de la zone des combats ou de l’arrière. Les moyens juridiques invoqués reposent alors sur l’article 9 de la loi du 9 août 1849 relative à l’état de siège . Cet article donne la possibilité aux autorités militaires "d’éloigner les repris de justice et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège". En fait la loi de 1849 a été étendue à la restriction de toutes les libertés, et si l’armée est en théorie seule habilitée à appliquer ces dispositions, le gouvernement peut prendre des mesures similaires. La logique de la généralisation à tous les départements de l’état de siège - fait nouveau en 1914 - allait donc dans le sens de l’installation de centres de regroupement des indésirables. Comme l’explique dans une circulaire du 27 mars 1915 le ministre de l’Intérieur, les autorités militaires et les préfets de la zone des armées peuvent prescrire l’évacuation des personnes arrêtées à divers titres sans motifs suffisants toutefois pour être déférées à un Conseil de guerre. Considérant qu’il y a des inconvénients à les maintenir sur place, ces personnes - Austro-allemands, Alsaciens-lorrains dont l’origine et les sentiments français ne sont pas établis, Français ou neutres considérés comme suspects ou douteux - sont dirigées sur les dépôts de triage où une commission interministérielle (ministère de l’Intérieur et ministère de la guerre) vient statuer sur leur sort (libération, mise sous surveillance, internement, etc...). Ainsi le modèle de l’internement administratif - il n’y a aucun contrôle judiciaire possible - des étrangers appartenant aux puissances ennemies semble s’être rapidement étendu non seulement aux individus suspects au plan national - en premier lieu les Alsaciens-Lorrains - mais également à tous ceux jugés indésirables dans la zone des armées, zone qui, du fait de l’état de siège, concerne toute la France. Toutes ces personnes arrêtées passent au minimum quelques semaines dans un dépôt de triage, antichambre du camp de concentration.
Les modalités de l’internement : les camps et les internés
Il a existé un peu plus d’une soixantaine de centres d’internement, principalement localisés dans l’Ouest - sur les îles du littoral notamment où la surveillance est présumée plus facile - et dans les départements du sud. Ces centres ne sont pas créés ex-nihilo, la rapidité de l’évacuation au début du conflit ayant imposé d’utiliser des installations existantes. Il ne s’agit donc pas de véritables camps, comme ceux ayant existé lors de la guerre des Bœrs en Afrique du Sud ou comme ceux qui seront aménagés en France lors de la deuxième guerre mondiale. L’internement s’est fait dans d’anciens couvents (une vingtaine de cas) et séminaires (8 cas) ou dans des bâtiments militaires (forts, casernes), des établissements d’enseignement (collèges), ou même des locaux d’usines désaffectées. On devine que l’aspect des bâtiments, celui de leur enceinte notamment, autant que leur capacité d’accueil ont été déterminants dans le choix des lieux d’installation. Les dépôts les plus nombreux sont destinés aux Austro-allemands. Au début de septembre 1914 il est prévu leur classement en 4 catégories correspondant à des lieux d’internement différents. On mettait à part les personnes notables, appartenant aux couches fortunées et instruites, que l’on devait surveiller plus étroitement et qui ont fourni des otages gardés dans des dépôts militaires . La principale catégorie rassemblait les hommes mobilisables. Une troisième groupait toutes les personnes non comprises dans les deux précédentes et considérées comme suspectes (au plan national, ou condamnés de droit commun), en fait surtout les femmes, les enfants et les personnes âgées. Restaient les filles publiques qui devaient avoir aussi leur dépôt spécial. Si à la fin septembre les femmes, enfants et vieillards sont autorisés à quitter le pays par voie d’échange avec l’Allemagne, le cadre de classement - notables, mobilisables, suspects - reste valable, tous les intéressés ne pouvant ou ne voulant bénéficier de cette mesure . Les camps les plus nombreux sont naturellement ceux des hommes mobilisables : ils sont représentés dans toutes les régions. Pour les Alsaciens-Lorrains il y a trois types de centres. Les porteurs de cartes tricolores indigents peuvent être hébergés dans des dépôts libres (Ornans, Annonay, Grand séminaire d’Angers...) qui sont en marge de l’internement et relèvent plutôt du centre de réfugiés. Les porteurs de carte blanche sont placés dans des dépôts surveillés (Viviers , Luçon...) où ils doivent passer la nuit, étant relativement libres pendant la journée (sauf de fréquenter les cabarets). Ce genre de centre doit permettre de surveiller leurs agissements, propos et correspondance. La catégorie des suspects est placée dans de véritables centres d’internement qui sont au nombre de deux : Ajain (Creuse) et Précigné (Sarthe). Il y aura également un dépôt d’étrangères suspectes (Belges et Russes surtout) à Alençon (Orne) à partir de 1917. Les ressortissants non germaniques de l’Empire d’Autriche-Hongrie sont placés en liberté surveillée à Langueux (Côtes-du-Nord) et à Moissac (Tarn-et-Garonne). Il existe aussi des dépôts disciplinaires - pour condamnés de droit commun - situés dans des forts militaires (île de Groix, île de Noirmoutier, Saint-Tropez). Tous ces camps de concentration sont alimentés par les dépôts de triage dont les principaux ont fonctionné à La Ferté-Macé (Orne), Fleury-en-Bière (près de Melun) et à l’asile Bellevaux de Besançon . Comme on l’a noté leur fonction est de recevoir tous les individus suspects et indésirables aux yeux des autorités militaires et de la Préfecture de police de la capitale. Les évadés des autres dépôts semblent également y être renvoyés pour un nouvel examen par la Commission de triage. Le séjour dans ces dépôts est relativement court : un mois en général, parfois plus si le détenu fait problème (cas à soumettre au ministre ou régularisation de la situation militaire). Tous ces dépôts sont sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, le préfet ayant autorité directe sur le directeur du centre et son personnel (gestionnaire, commis de direction, gardiens). La surveillance est tantôt assurée par des civils - recrutés parmi d’anciens gendarmes, policiers ou militaires réformés -, tantôt par des militaires, comme c’est le cas au dépôt de triage de La Ferté-Macé. Dans ce cas l’autorité militaire, en fonction des besoins de soldats pour le front, s’efforce de réduire au plus juste les effectifs de garde ce qui n’est pas sans poser des problèmes quant à l’efficacité de la surveillance. Si l’on considère l’organisation et la vie quotidienne du dépôt d’internés, le modèle suivi est celui de l’administration pénitentiaire auquel les autorités font d’ailleurs référence. On trouve donc des règlements qui prescrivent jusqu’au moindre détail l’organisation de la vie des détenus et les tâches du personnel, en s’inspirant largement des directives ministérielles . Les rations alimentaires évoluent ainsi au gré des pénuries nationales : en 1917 la ration de pain passe de 600 à 500 grammes par jour le 2 février, puis à 600 le 21 juin devant les mesures de rétorsion prise par l’Allemagne et à 200 grammes le 4 décembre...Il en est de même pour la question du travail. Les directives rappellent au départ que, à l’image du régime de détention politique, le travail n’est pas obligatoire pour les internés civils, seules les corvées d’entretien devant être assurées par les détenus. Mais les besoins en main-d’œuvre qui se font jour en 1917 poussent à favoriser le travail soit dans des ateliers installés sur place par des industriels ou par le directeur , soit en équipes hors du dépôt (travail chez des entrepreneurs ou des cultivateurs). Il y a également des placements individuels. Pour une partie des internés c’est une occasion d’échapper à l’ennui et de trouver un moyen supplémentaire d’évasion. Comme dans toute structure pénitentiaire, il y a évidemment des tentatives de résistance de la part des internés, bien que les effectifs par dépôt soient peu nombreux. Dans le dépôt de suspectes d’Alençon, le registre d’écrou ouvert le 11 janvier 1917 comptera 279 noms lors de sa clôture le 3 janvier 1919. L’effectif présent n’a jamais dépassé le chiffre de 158 internées. Mais la spécialisation par nationalité ou profil social, d’âge et de sexe favorise plutôt les communautés d’intérêts et de révolte. C’est plus difficile par contre dans les centres de triage où si l’effectif de présents est toujours peu élevé - quelques centaines d’individus au plus - il y a un important turn-over. Néanmoins de nombreux indices montrent, à prendre l’exemple des dépôts de l’Orne, une résistance importante de la part des détenus. En témoignent les circulaires ministérielles sur le contrôle de la correspondance : les punitions infligées pour écriture sous le timbre ou à l’encre sympathique, pour signatures collectives en cas de réclamations, pour non respect des délais du courrier, pour envoi clandestin de lettres (par le courrier diplomatique par exemple) indiquent déjà une certaine propension à ne pas respecter les règlements. Au dépôt de triage, dépôt mixte par définition, on ne compte plus les jours de cellule infligés pour correspondance échangées entre hommes et femmes ou pour pénétration dans le dortoir interdit, quand on ne trouve pas un garde dans la chambre d’une internée. La présence dans ce dépôt de nombreuses prostituées expulsées par les autorités militaires semble être à l’origine d’une des difficultés majeures à y maintenir l’ordre. Des mouvements collectifs ont lieu également pour protester contre la mauvaise nourriture ou contre la lenteur des décisions des Commissions de tri, en particulier quand la guerre est terminée et que les dépôts continuent à fonctionner presqu’un an après . Quant aux évasions elles se terminent parfois par la mort de leurs auteurs, la garde militaire n’hésitant pas à tirer. Au dépôt de femmes d’Alençon, l’agitation est endémique : une internée sur dix s’évadera. Il suffit de citer un rapport préfectoral rédigé à l’occasion du retour de trois évadées, au début mars 1917, pour comprendre la situation : "les femmes dont il s’agit, de la plus basse extraction, capables de tout, ont, dès leur retour, révolutionné le dépôt d’Alençon qui commençait à fonctionner normalement. Elles passent leur temps à pousser des cris séditieux, à injurier les surveillants, à vociférer des propos obscènes et orduriers, elles détériorent tout ce qu’elles peuvent saisir. Mises en cellule, elles ont brisé le mobilier, démoli la cloison et réintégré le dortoir commun malgré les surveillants impuissants à réprimer leurs écarts...Il est impossible de conserver ces furies au dépôt d’Alençon qui n’est pas installé pour recevoir de telles femmes." Ces quelques aperçus montrent tout l’intérêt d’une étude de ces centres d’internement de la première guerre mondiale, étude dont il reste à préciser les sources et les objectifs.
Sources et méthodes
Au niveau des sources, notre travail sur les archives judiciaires nous a permis de constater l’importance des fonds conservés dans les archives départementales sur cette question . Qu’ils soient classés en série R ou plus souvent en série M, ils devraient suffire à réaliser sinon un tableau exhaustif des dépôts - tâche impossible car il y a toujours des fonds déficitaires, complètement ou partiellement - du moins à faire une étude représentative des différents types de camps. La documentation type, à en juger par les fonds représentés dans le département de l’Orne, permet d’aborder tous les aspects de la vie d’un dépôt. Sa création et son fonctionnement (gestion, surveillance, etc.) à l’aide des documents administratifs, en particulier les rapports du directeur et du préfet concerné. Sa population à travers les rapports statistiques sur le mouvement et la répartition des effectifs. Les documents les plus intéressants pour l’internement sont constitués par les dossiers individuels des détenus composés des notices individuelles (avec l’identité et les motifs de l’arrestation) et de pièces diverses (rapports de gendarmerie, requêtes, etc.). La lecture en parallèle du registre d’écrou doit permettre de vérifier la conservation des dossiers individuels et faciliter le travail pour ce qui est de l’exploitation statistique de cette documentation. Par contre les fonds nationaux sont déficients. Aux Archives nationales nous n’avons trouvé qu’un seul dossier traitant spécifiquement du régime des internés civils pendant la guerre . Pour avoir une vue d’ensemble des dépôts, pour bénéficier des éléments de statistiques que devaient transmettre les directeurs des différents centres, il aurait été utile de disposer des archives centrales, constituées au niveau du ministère de l’Intérieur (Inspection générale des services administratifs et Sûreté générale). Ces archives centrales éclaireraient particulièrement les politiques d’internement et il faudrait à cet égard avoir accès aux fonds militaires pour connaître les modalités d’expulsion de la zone des armées. Pour les retrouver indirectement, mais souvent de manière allusive, il faut se reporter aux notices individuelles des internés séjournant dans les dépôts de triage. C’est à ce niveau qu’une étude détaillée est indispensable, car, hormis l’enfermement généralisé des Austro-allemands au tout début de la guerre, il semble bien - mais il s’agit là d’une hypothèse - que peu de personnes soient, après le triage, dirigées vers les camps de concentration proprement dits. A prendre l’exemple de La Ferté-Macé, un relevé effectué fin janvier 1916, indique que sur 972 français internés depuis la création du dépôt (19 février 1915), 899 ont été libérés. De plus les directives du ministère de l’Intérieur demandent, à partir de mars 1916, de libérer les Français internés à la suite de leur évacuation de la zone des armées comme indésirables. Même ceux qui l’ont été pour cause de “suspicion nationale” bénéficient d’une mesure identique en mai de la même année . Sur 1126 internés ayant quitté le dépôt de triage de l’Orne pendant l’année 1917, 649 sont mis en liberté (57,6 %), 341 sont transférés à Nanterre (il s’agit de femmes atteintes de maladies vénériennes) et seulement 64 (5,7 %) sont transférés dans des camps. On peut se demander alors si le passage par le centre de triage (avant la mise en résidence surveillée loin de la zone des armées) n’est pas réservé, à partir de 1916, aux seuls étrangers. D’où l’intérêt de suivre les politiques conduites au niveau de l’Etat-Major et du ministère de l’Intérieur : que faut-il entendre par suspect ou indésirable ? pourquoi les variations d’attitude à l’égard des personnes arrêtées ? sont-elles liées à l’évolution de la situation nationale (notamment militaire) ?, etc. Autant de questions que seules les archives centrales pourraient résoudre. L’analyse statistique des dossiers des dépôts de triage permettrait alors de voir l’éventuel décalage entre les intentions affichées et la réalité, en éclairant notamment les caractéristiques nationales, sociales et professionnelles des internés ainsi que les motifs d’arrestation. Une telle étude statistique pourrait être reprise pour l’étude des différents types de dépôts. A ce niveau un exemple représentatif pour chacun d’eux suffit, à condition qu’il soit analysé à fond, et pour ce faire le choix du camp de concentration devra tenir compte de la richesse des fonds conservés localement. Des monographies détaillées seront donc nécessaires pour aborder la vie quotidienne dans ces établissements dans toutes leurs composantes, personnel comme détenus.
La combinaison de ces deux types d’approches - analyse des politiques générales à l’aide des archives centrales et des fonds des centres de triage ; étude de camps particuliers dans le cadre local - devrait aboutir à préciser l’originalité du phénomène concentrationnaire pendant la première guerre mondiale. Il serait intéressant de comparer avec les autres pays en guerre (en particulier les camps de Français en Allemagne) comme avec des guerres antérieures : guerre de Sécession aux Etats-Unis, guerre hispano-cubaine, guerre des Bœrs, etc. Au-delà de 1914, les comparaisons s’élargissent, tant au plan géographique qu’au niveau de la fonction des camps. Doit-on rassembler le tout sous le vocable de phénomène concentrationnaire comme nous serions tentés de le penser ? C’est là affaire de recherches collectives et de débats : dans cette perspective l’étude de la réalité des camps de 1914-1918 s’avère pour le moins nécessaire.
Jean-Claude Farcy (Auteur)
Auteur : Jean-Claude Farcy
Éditeur : Economica
Date de parution : 21/06/1999
Genre : Guerre mondiale ( 1914-1918)