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http://multimedia.fnac.com/multimedia/images_produits/ZoomPE/6/9/9/9782262017996.jpgCette carrière-là sonne comme une revanche. Celle d'un Américain né à Brooklyn, dont les parents n'ont pas pu accéder à la « petite bourgeoisie ». Et qui, après avoir fréquenté les plus prestigieuses universités, devient le spécialiste de l'histoire du pain en France.


Pourquoi un Américain, pur produit de Brooklyn, New York, États-Unis, promis à une carrière d'avocat, est-il devenu plus français que beaucoup, historien de l'alimentation, et en particulier du pain, de son rôle essentiel dans la construction de l'ordre social autant que dans les émeutes qui émaillent notre histoire ? Parce que l'inconscient a plus d'un tour dans son sac. Démonstration.

Steven Laurence Kaplan n'est pas dupe. La formidable équipée qui l'a conduit à engranger titres et diplômes des plus prestigieuses universités américaines ou françaises et à devenir le spécialiste du pain, de l'Ancien Régime à la Révolution et jusqu'à nos jours, ne répondait pas à une vocation. Ni films marquants, ni lectures privilégiées ; aucun compagnonnage avec « le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron » , Louis XVI et les siens ramenés de Versailles à Paris, en 1789, par le peuple en colère, exigeant du pain...

Un père victime de la « chasse aux sorcières »

http://alaskakid.files.wordpress.com/2009/02/steve-kaplan.jpgNon. Ses rêves d'enfant, ceux d'un môme de Brooklyn, le quartier juif de New York où il naît en 1943, le portaient ailleurs, vers la revanche sociale. Il voulait devenir avocat, s'armer d'éloquence et venger son père.

Son père ? Juif d'origine russo-polonaise, avocat, mais surtout communiste et athée, est l'un des responsables de l'American Labour Party (non stalinien) en 1938-1940. La « chasse aux sorcières » menée à partir de 1950 par le sénateur McCarthy contre les personnalités politiques et intellectuelles taxées de sympathies communistes brise sa carrière : le voilà ravalé au rang de rédacteur anonyme des discours du parti travailliste.

Le rêve américain a du plomb dans l'aile. Mais son fils relève le flambeau. Il est admis boursier à l'université de Princeton en septembre 1959 malgré le numerus clausus : 38 Juifs reçus cette année-là. Les meilleurs ! Steven Kaplan en sera, qui sortira troisième de sa promotion.

Il entame le cursus d'un honnête homme à l'américaine, avec l'indispensable « French touch » , la connaissance de Voltaire et de Balzac que lui donne l'étude de notre langue. « C'est alors que mon père est mort brutalement » , raconte-t-il. « On est venu me chercher, je ne savais rien mais, dans le train pour New York, j'ai compris. Le choc a été terrible. »

Il travaille à la chaîne d'embouteillage des Vins du Postillon

De retour à Princeton, Steven Kaplan broie du noir. Ses études en pâtissent, ses professeurs s'inquiètent. L'un d'eux va lui tendre la main et lui proposer le voyage salvateur. Grâce à des contacts parisiens au CNPF, il lui procure un « job ».

Le jeune Steven, dix-neuf ans, découvre Paris. Il décline un boulot dans la banque - « Je ne voulais pas porter de cravate ! » - mais accepte de travailler dans la chaîne d'embouteillage des Vins du Postillon, un picrate disparu depuis. Il aidera aussi aux livraisons. Les usines sont à Ivry-sur-Seine, dans la banlieue rouge, le fief du parti communiste !

Un monde mythique s'ouvre à lui : « J'ai découvert la classe ouvrière comme mon père la rêvait... Un patron facho, des ouvriers durs à cuire, militants cégétistes, et deux prêtres ouvriers. » L'accueil n'est pas tendre, pourtant. La guerre froide bat son plein, n'est-il pas un espion ? Steven Kaplan ne fume pas. Le café colonial du matin, arrosé d'un calva, lui tourne le coeur ; il ne supporte pas davantage le vin blanc rafraîchi dans un seau que l'on siffle à la pause.

« Par chance, un type surnommé «La Pipe», à cause de sa bouffarde, m'a pris en amitié. Il glissait une bouteille de jus de pomme, spécialement pour moi, dans le seau pour que je puisse trinquer... Je me suis mis aux Gauloises. Trois bagarres plus tard, j'étais accepté ! »

L'initiation dure cinq mois, le temps d'assimiler la langue des faubourgs, plutôt verte. « La France était encore très pauvre, les gens peu accueillants, mais ce pays m'intriguait. J'en suis tombé amoureux. »

En mai 1968, à vélo entre la Sorbonne et l'Odéon occupés

Steven Kaplan achève ses études à Princeton et profite d'une bourse universitaire pour revenir. Il voulait Bordeaux, à cause du vin qu'il commence à apprécier ; il aura Poitiers. « Pendant un an, j'ai découvert le Moyen Age dans les rues de la ville et le bonheur de fouiller dans les archives départementales. »

Entre le droit et l'histoire, son cœur balance à présent. Admis à la fois à Yale et à Harvard, il écoute ses intuitions. L'autobus qui le conduit vers Harvard, à Cambridge (Massachusetts), s'arrête à New Haven (Connecticut). Il descend. Ce sera Yale ! Ici, la faculté des lettres ; là, celle de droit. Il choisit les lettres, l'histoire, au grand dam de sa mère, déjà troublée qu'il soit « tombé dans un nid de communistes à Paris » !

Revenir et revenir encore. Un leitmotiv, une constante. Le voici à Paris, en mai 1968, circulant à vélo entre la Sorbonne et l'Odéon occupés. Le voici ensuite épluchant les archives départementales et préparant sa thèse : « Le pain, le peuple et le roi » dans la droite ligne de l'école des Annales , sous la houlette de François Furet, Pierre Goubert et Jean Meuvret.

Il parcourt les siècles, les fournils, les moulins

« Faire de l'histoire totale, donner le primat au social, était impensable aux États-Unis où l'on s'en tenait alors à l'histoire des grands événements et des idées. J'ai d'abord pensé étudier le vin au XVIIIe siècle. C'était trop élitiste. Restait le pain, ration de survie, promesse de salut, préoccupation du peuple et de ses dirigeants... Sans compter la métaphore : aller au ventre de cette société ! » Le voici enfin installé dans la vie, reconnu par ses pairs, se partageant entre le Vieux et le Nouveau Continent, enseignant à l'université de Cornell (New York), professeur invité à l'École des hautes études, à Sciences-Po, à l'École normale supérieure ou au Collège de France.

Le pain nourrit toujours son œuvre. Des audaces du siècle des Lumières (Turgot libéralisant le commerce des grains) au renouveau de la boulange artisanale sauvée de la déchéance par ses ennemis héréditaires, l'État et la meunerie, Steven Kaplan parcourt les siècles, les fournils, les moulins... Entre le Pain d'égalité, bis et grossier, imposé par les jacobins, symbole d'une communion nouvelle, et le pain Jacquet, inventé pour satisfaire le goût industrialisé des soldats américains cantonnés en France au lendemain de la Libération...

Son plaisir ? Le « retour du bon pain » auquel il consacre son dernier ouvrage avant de se pencher sur « le pain maudit » , dont la source reste mystérieuse, qui rendit fou la petite ville de Pont-Saint-Esprit (Gard) en août 1951... Façon de dire qu'il a encore du pain sur la planche !

Steven Kaplan, le héros des boulangers

Par Catherine Guigon


publié dans L'Histoire n° 269 - 10/2002  

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1943 : naissance à New York.

1962 : premier voyage en France.

1959-1963 : études d'histoire à Princeton University (New Jersey).

1964 : deuxième séjour en France. Recherches en histoire médiévale à l'université de Poitiers.

1968 : troisième séjour en France, recherches sur le pain et la société française au XVIIIe siècle.

Depuis 1970 : professeur d'histoire européenne à Cornell University (New York).

1974 : Ph.D. à Yale University (Connecticut), thèse sur « Le pain, le peuple et le roi ».

1986 : professeur invité au Collège de France.

1996 : fait chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français.

2001 : lauréat du prix littéraire États-Unis-France. Fait chevalier de l'ordre du Mérite par le gouvernement français.

2002 : professeur invité à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'École normale supérieure de Lyon.


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Les fastes de Carnavalet
Par
GUIGON Catherine dans Les Collections de L'Histoire n°9 | p. 50

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Lien utile sur le blog :

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