
Si le veuvage est à coup sûr une épreuve douloureuse dans la vie d'une femme, il n'en représente pas
moins, dans une société où l'homme a une complète maîtrise sur le foyer conjugal, le moment de son accession à une capacité juridique pleine et entière. En effet, alors que l'incapacité
juridique de la femme mariée n'existait pas dans le droit médiéval, on observe à partir du XVIe siècle une dégradation sensible de la condition féminine. La femme devient une "
incapable ", ne pouvant passer aucun acte sans y étre expressément autorisée par son mari. En 1513, lorsque le jurisconsulte Tiraqueau expose dans son De Legibus Connubialibus les droits et les devoirs de la femme mariée, il se fonde sur
le Digeste , et en particulier sur un sénatus-consulte d'Ulpien ( Ad Senatus Consultum Velleianum , plus connu sous le nom de Velléien), interdisant
aux femmes de s'engager pour autrui en raison de la " faiblesse de leur sexe " (imbecillitas sexus) , pour affirmer que l'on doit considérer les femmes,
par nature faibles et désarmées, comme des mineures et donc les assister et les protéger dans toute leur activité juridique. Cette œuvre, tout de suite promise à un succès considérable
(elle sera rééditée seize fois en un siècle), fonde le principe de la subordination de la femme mariée. Pendant toute l'époque moderne, les juristes s'y réfèrent, tenant pour acquis l'inégalité
des sexes et la supériorité de l'homme sur la femme. Parce qu'ils la considèrent comme un être physiologiquement et psychologiquement faible, ils estiment qu'elle doit être tenue à l'écart
des affaires et que ses fonctions domestiques doivent l'absorber entièrement.
Quel contraste avec le statut de la veuve ! Le veuvage c'est, pourrait-on dire, la liberté retrouvée. La femme, qui désormais n'est plus " en puissance de mari ", comme le dit si bien la coutume de Poitou, récupère une pleine capacité juridique. La disparition du mari la fait accéder à toute une série de prérogatives et de droits, comme de librement disposer de ses biens, passer contrat, s'engager pour autrui, ester en justice. Elle est la seule maîtresse de ses biens et de ses actions. Cependant, en vertu du principe selon lequel les biens restent ou reviennent dans la famille dont ils sortent, la femme n'héritant pas de son mari, elle bénéficie de certains avantages destinés à lui permettre de mener une existence décente et digne. Son sort est réglé suivant les principes du droit en vigueur, mais que ce soit le partage de la communauté dans la France du Nord ou le régime de la séparation des biens dans celle du Sud, partout elle accède à l'indépendance financière.
En pays coutumier, où se pratique un régime de communauté des biens, le système le plus fréquemment adopté est celui de la communauté des meubles et des acquêts entre les époux. La masse commune, c'est-à -dire l'ensemble des biens acquis pendant le mariage par les époux, est liquidée au décès du mari. La moitié revient à l'épouse survivante, tandis que l'autre va aux héritiers du défunt, c'est-à -dire ses enfants ou à défaut ses collatéraux. Toutefois, s'il y a des dettes et que le partage de la communauté s'avère défavorable pour la femme, elle peut toujours y renoncer. Cette clause de protection s'inscrit en contrepartie des droits dont a disposé le mari de son vivant. C'est en effet lui qui a géré les biens du ménage, et il apparaît normal, quand cette gestion n'a pas été au mieux des intérêts du couple, de protéger la femme qui reste seule. En plus de la moitié des biens de la communauté, la veuve recueille d'autres avantages financiers qui sont le douaire, le préciput et des gains de survie.
Le préciput est le droit offert au survivant de prélever une certaine somme ou certains biens - des bijoux par exemple - sur la masse de la communauté avant son partage. Ce droit est devenu une réalité de la pratique notariale, et toutes les catégories sociales, les plus élevées comme les plus modestes, y ont recours. Sa valeur est naturellement largement dépendante de la fortune des époux. Quant aux gains de survie, ils consistent en divers avantages consentis à la veuve par son époux et stipulés dans le contrat de mariage, comme le droit d'habitation, qui est la possibilité pour la femme de loger sa vie durant dans la ou l'une des maisons de son mari défunt, ou la clause de " remport " qui lui permet de prendre des meubles, du linge, de la vaisselle pour son usage personnel. Tous ces avantages, dont la finalité est de permettre à la femme d'envisager une existence indépendante tout en maintenant son rang, sont bien sûr étroitement liés à la fortune des conjoints.
Dans les pays de droit écrit, la femme bénéficie également de nombreuses garanties, elles aussi contreparties de la dot apportée par l'épouse lors du mariage. La veuve doit retrouver à la mort de son époux le fonds dotal intact. C'est une mesure qui vise à empêcher le mari de dilapider les biens de son épouse. La veuve recouvre donc sa dot, plus un augment de dot, compensation financière pour sa collaboration au ménage pendant la durée de l'union. De même que pour le douaire, le montant de l'augment est soit de droit, soit déterminé à l'avance par les parties. Il est le plus souvent en rapport avec la dot, mais peut être supérieur si l'époux le désire.
La veuve peut aussi recevoir, pour une période limitée à l'an de deuil, certaines indemnités, dites de deuil, qui consistent en nourriture ou vêtements. Là encore, la finalité est de permettre à la veuve de vivre décemment et de maintenir la dignité de son nom et de sa famille. Quand dot et augment de dot constituent une somme trop faible pour mener une existence décente, il est d'usage d'accorder à la veuve la quarte de conjoint pauvre, portion qu'un conjoint survivant peut réclamer sur les biens du défunt. Il faut, pour en bénéficier, que la veuve fasse la preuve de sa pauvreté et de la richesse du défunt. Consistant théoriquement dans le quart des biens du mari, la quarte varie en fait selon le nombre des héritiers et des enfants. Versée en argent ou en nature, et donnée en usufruit, elle a pour but de permettre à la veuve de vivre selon son rang, c'est-à -dire celui qu'elle avait du vivant du mari. Reste enfin tous les avantages que le mari peut consentir à sa femme par testament. Ils sont très variables, allant de la pension viagère versée en argent ou sous forme de rations alimentaires, au logement ou à l'obligation faite aux héritiers d'entretenir décemment la veuve.
Le veuvage ouvre donc de nombreux droits à la femme. Toutefois, dans une société où l'on conçoit la fortune comme immuable au sein des familles, elle dispose de biens dont elle n'est pas reconnue propriétaire, et n'en a que la jouissance. De plus, ces droits lui sont acquis à condition qu'elle se plie à certaines règles, faute de quoi elle risque d'en être privée.
Les obligations faites à la veuve sont un mélange de règles symboliques et d'obligations de conduite. Tout d'abord, l'usage veut qu'elle porte le deuil dans son cour, mais qu'elle en ait aussi des marques extérieures visibles. Et ce, durant l'année qui suit la mort de son mari et même un peu au-delà . Le deuil doit être, selon les termes des juristes, adapté " à la condition et aux facultés " de chacun. Dans les catégories supérieures de la société, les domestiques sont également en tenue de deuil, de même que l'on en appose la marque dans les appartements, sur les voitures et les équipages. C'est une lourde charge pour la veuve, qui reçoit pour cela une aide financière de la part des héritiers du mari. Non seulement la veuve doit porter le deuil, mais elle doit aussi adopter une conduite digne, en rapport avec son état. Faute de se montrer " honnête, décente et chaste " dans sa conduite, elle risque de se voir priver des avantages liés à son veuvage. L'attribution du douaire ou de l'augment est en effet soumise à la nécessité pour la femme d'avoir été une bonne épouse, de le rester et de bien gérer ses héritages. La loi est sévère contre celles qui se conduisent de manière " impudique ", déshonorant publiquement la mémoire de leur défunt mari, par exemple en contractant prématurément de nouveaux liens. De même, elle punit celles qui n'entretiennent pas leurs biens ou n'en acquittent pas les charges. En effet, la veuve a le devoir d'honorer la mémoire de son mari, les juristes estimant qu'elle reste pendant l'an de deuil, symboliquement du moins, " en puissance de mari ".
Enfin, la société voit d'un très mauvais œil toutes celles qui se remarient pendant l'an de deuil. Aux réticences morales qui expliquent cette réprobation, s'ajoute une double crainte. D'une part, celle que la femme tombe enceinte sans que l'on sache à qui attribuer avec certitude la paternité - le juriste Denis Lebrun parle de " confusion de sang " -, d'autre part, qu'elle ait la tentation d'avantager son second époux en lui transmettant des biens au détriment des enfants du premier lit. S'il est impossible d'interdire aux veuves de se remarier, on y a mis des conditions : ne pas le faire trop tôt et surtout empêcher celles qui le décident de favoriser leur second époux par donation. L'édit des secondes noces, pris en 1560 à l'occasion du remariage d'Anne d'Aligre et de Georges de Clermont - il s'agissait pour lors d'empêcher Anne, restée veuve avec sept enfants, de faire une donation " immense " à son second époux - interdit aux veuves de disposer pour un autre des avantages liés à son veuvage. Cependant, à partir du moment où l'honneur reste sauf, et à condition que le lignage et la maison conservent leur intégrité, une véritable indépendance est possible. On la voit parfaitement s'exercer dans de nombreuses sphères telles que la gestion du patrimoine et l'éducation des enfants, la conduite des affaires que ce soit dans le négoce ou l'artisanat, l'implication dans les œuvres de charité. C'est en cela que le veuvage peut être, à l'époque moderne, une véritable libération pour la femme.
Du XVIe au XVIIIe siècle
Veuve, et enfin libre
http://www.historia.fr/content/recherche/article?id=7915
Par Scarlett Beauvalet*
Le temps et le costume du deuil sont très précisément fixés. Si le deuil d'un mari pour la perte de sa femme ne dure que six mois, il faut compter un an et demi pour le décès d'un mari. On distingue, pour les femmes de condition, deux périodes : le grand deuil, qui se porte les six premiers mois, avec une tenue en laine noire, et les six mois suivants en soie noire ; puis le petit deuil, en noir et blanc, les six derniers mois. Les veuves revêtent la robe à grande queue retroussée par une ganse attachée au jupon sur le côté et qu'on fait ressortir par la poche, les plis de la robe arrêtés par-devant et par-derrière, les deux devants joints par des agrafes ou des rubans, les manches en pagode, une coiffure de baptiste à grands ourlets, les manches plates à un rang et grand ourlet, un fichu de baptiste lui aussi à grand ourlet, une ceinture de crêpe noir agrafée par-devant pour arrêter les plis de la taille, avec les deux bouts pendant jusqu'au bas de la robe, une écharpe de crêpe plissée par-derrière, une grande coiffe de crêpe noir, des gants, des souliers avec boucles bronzées, un manchon de laine sans garniture ou un éventail de crêpe et aucun bijou. Au cours du petit deuil, elles peuvent agrémenter leur costume avec une coiffure, des manches et une garniture de crêpe blanc ou des ornements blancs ou noirs.
Le costume de deuil fourni à la comtesse de Chambonas en septembre 1777, par Mlle Bertin, marchande de modes de la reine, nous fournit un exemple très précis : un grand manteau de taffetas noir garni de gaze d'Italie découpée (44 livres) ; un grand fichu de crépe découpé (16 livres) ; une paire de manchettes à trois rangs de crêpe ourlé et les devants de corps (28 livres) ; une grande coiffe de gaze ourlée (28 livres) ; un grand bonnet de crêpe, les papillons à gros plis et les barbes ourlées (28 livres).
Pendant l'année de grand deuil, la tenue est stricte : robe et coiffure sont en laine ou en soie noire.
Le petit deuil atténue la sévérité de la toilette. Les ornements apparaissent. Une garniture de crêpe blanc sur la gorge, les poignets...
Les femmes à l'époque moderne - XVIe-XVIIIe siècles
Description : 270 pages; (24 x 17 cm)
EAN13 : 9782701132099
Résumé
Propose une histoire des femmes en France et en Europe depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, complétant
les thèses féministes en cours en jetant un regard nouveau sur l'existence féminine notamment sous l'Ancien Régime. Insiste sur la complémentarité des rôles et les espaces de liberté féminins.
Analyse la représentation et le rôle social de la femme à travers l'histoire.
Quatrième de couverture
L'histoire des femmes a longtemps porté la marque des courants féministes qui l'ont fait naître, il y a maintenant trente ans: ce que les historiens ont d'abord privilégié, dans leurs recherches sur la femme d'avant la Révolution, c'était l'être soumis et «inférieur», la victime du mépris et des mauvais traitements. Depuis, les chercheurs ont pu nuancer et compléter cette perspective. Leurs travaux ont mis au jour d'autres aspects de l'existence féminine sous l'Ancien Régime, lesquels dessinent une place à la fois originale et diverse par rapport aux comportements et activités masculins. Ce livre en fait la synthèse. L'étude des statuts attribués aux femmes, celle de leur travail, de leur implication dans la religion et les œuvres et des secteurs d'expression d'une parole féminine, montre de multiples décalages entre les discours officiels et la réalité des pratiques sociales. Dans la période qui va de la Renaissance à la veille de la Révolution, les femmes ont su, de fait, se créer des espaces de liberté et d'autonomie largement acceptéés par l'ensemble de la société.
Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Etre veuve sous l'Ancien Régime, préface de Jean-Pierre Bardet, Paris, Belin, Essais d'histoire moderne, 2001, 415 p.
pp. 276-277
Christine DOUSSET
Le texte intégral est disponible en libre accès depuis le 10 juin 2003.
L'ouvrage de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie vient combler une lacune de l'historiographie en proposant la
première synthèse sur le veuvage féminin dans la France d'Ancien Régime. Se plaçant dans une perspective d'histoire sociale, l'auteure a mené un travail ambitieux, résultat d'une habilitation à
diriger des recherches, dans laquelle elle a volontairement croisé les approches. Partant d'une étude des discours, dans la première partie consacrée à la figure mythique de la veuve, elle
aborde ensuite les réalités démographiques et juridiques du veuvage féminin pour tenter, dans la troisième et dernière partie, de présenter la diversité des stratégies du
veuvage.
Des représentations aux pratiques, l'ouvrage propose de cerner la réalité d'un groupe très fortement hétérogène, saisi sous des angles variés. Il comporte ainsi des mises au point claires sur le statut juridique des veuves, par exemple, ou, de manière plus rapide, sur leur rôle dans la vie économique. Certains aspects du veuvage féminin ont fait l'objet de recherches plus approfondies de la part de Scarlett Beauvalet. Elle consacre ainsi une large place au point de vue de l'Eglise sur les veuves et aux effets de la Réforme catholique. Non seulement l'Eglise produit des discours normatifs qui définissent le comportement de la « vraie veuve » et proposent des modèles de vie tournés vers la dévotion, mais la Réforme catholique conduit de nombreuses veuves, issues de milieux aisés, à s'impliquer personnellement dans la vie spirituelle et charitable. En ce sens, elle propose, selon Scarlett Beauvalet, une forme d'émancipation féminine. Spécialiste de démographie historique, l'auteure définit d'autre part avec rigueur un certain nombre de caractéristiques du veuvage féminin sous l'Ancien Régime. Devenant majoritairement veuves entre 40 et 55 ans, ces femmes sont des mères de famille, pour les deux tiers d'entre elles, dont les perspectives de remariage diminuent rapidement avec l'âge. Elle met aussi en évidence les transformations qui se jouent au XVIIIe siècle. L'allongement de la durée de vie commune des couples au cours du siècle conduit progressivement à un recul de l'âge au veuvage, qui provoque une lente augmentation de la proportion de femmes seules et âgées parmi les veuves. Ces données sont essentielles pour comprendre stratégies et enjeux du veuvage. S'appuyant sur l'étude des contrats de mariage parisiens, Scarlett Beauvalet tente d'évaluer les ressources dont peuvent disposer les veuves à la mort de leur mari, en fonction de leur dot de départ et des droits - douaires, préciputs et autres - qui leur sont reconnus dans leurs contrats de mariage. Elle parvient à la conclusion qu'une majorité de veuves dispose de revenus suffisants pour vivre, et que même les femmes de milieux modestes ne basculent pas brutalement dans la misère, car elles disposent d'une somme leur assurant deux ou trois ans de survie en moyenne. Elle remet donc en cause une vision misérabiliste du veuvage féminin, tout en soulignant la très grande diversité des situations, de l'opulence à l'indigence, perçue surtout à travers l'action des institutions d'assistance parisiennes.
Scarlett Beauvalet apporte ainsi des éléments neufs à l'histoire du veuvage féminin. Ce travail qui ne prétend pas à l'exhaustivité, devrait susciter aussi, comme l'auteure le souhaite, des travaux sur un certain nombre de points qui ne sont abordés que rapidement, comme le remariage ou la place des veuves dans les milieux économiques. D'autre part, elle a concentré ses recherches sur la moitié nord de la France, et plus précisément sur Paris en ce qui concerne les revenus des veuves ou l'assistance qui leur est offerte. On ne peut donc que souhaiter que des études nouvelles, portant sur d'autres villes et plus encore sur les campagnes, viennent reprendre ces problématiques et permettre ainsi de confirmer ou d'infirmer les conclusions de l'auteure sur le cas des veuves parisiennes. La question des ressources des veuves reste de toute façon à approfondir en étudiant de manière précise non plus seulement les revenus théoriques auxquels elles peuvent prétendre, mais ce dont elles disposent réellement. Pour terminer il convient de souligner la qualité de l'appareil critique ; références bibliographiques, notes nombreuses, tableaux et graphiques viennent enrichir l'ouvrage et en souligner le sérieux, tandis que les nombreuses citations insérées dans le texte en agrémentent la lecture.
Christine DOUSSET, « Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Etre veuve sous l'Ancien Régime, préface de Jean-Pierre Bardet, Paris, Belin, Essais d'histoire moderne, 2001, 415 p. », Clio, numéro 17-2003, ProstituéEs, [En ligne], mis en ligne le 10 juin 2003. URL :
http://clio.revues.org/index597.html.