Extrait
Au café du Commerce
Quelle image plus paisible que celle de la terrasse du café du Commerce sur le port d'Ars-en-Ré un soir du mois d'août à l'heure de l'apéritif, dans la douceur d'un après-midi finissant ? Comment ces tranquilles vacanciers, sirotant leur pineau sous un soleil déclinant, pourraient-ils imaginer les occupations beaucoup moins sereines auxquelles se livraient en ce même lieu, cent vingt ans plus tôt, une bande d'individus exaltés autant par les propos enflammés qu'ils échangeaient que par les bouteilles de mauvais vin qu'ils vidaient sans mesure au cours d'interminables soirées.
Ce lieu mythique d'Ars, rendez-vous plutôt branché où, à une clientèle locale se mêlent durant les mois d'été, touristes, célébrités et plaisanciers en escale, revêtait dans les vingt dernières années du XIXe siècle un aspect bien différent. Point de poupées de chiffon juchées sur les boiseries, de battes de base-ball, de maquettes de bateaux, de vieux miroirs de saloon, bref de tout ce bric-à-brac d'objets chinés dans les brocantes de France et d'Amérique qui confère aujourd'hui à l'établissement un petit air baroque.
Que de changements en cent vingt ans dans la bourgade rétaise et pas seulement au café du Commerce !
À l'aube de la Belle Époque, Ars est un village pauvre de deux mille habitants, dont la population se réduit chaque année. Sa principale richesse, la vigne, vit une crise grave. Cinquante ans plus tôt, la commune comptait mille deux cent cinquante hectares de vignoble, répartis en quarante mille parcelles ! Attaqués successivement par l'oïdium en 1850, le mildiou en 1880 et le phylloxéra en 1883, terribles fléaux qui bouleversent l'économie insulaire comme celle de toutes les régions viticoles de France, les ceps ont été arrachés en masse. Vignerons et habitants du village doivent-ils regretter ce vin de qualité plus que médiocre au goût iodé que l'on transformait en eau-de-vie ou en vinaigre pour en tirer quelque revenu ? La question ne se pose plus pour eux. Contraints et forcés, les paysans délaissent la vigne pour les cultures céréalières, l'orge principalement, nourriture appréciée des chevaux, qui sert aussi à la fabrication du pain quotidien des villageois. Au moment des moissons, les rues d'Ars offrent alors le spectacle de paysans et paysannes, battant les gerbes de céréales sur la chaussée avant de livrer leur grain à l'un des quinze moulins de la commune.
L'économie salicole dont vivaient auparavant cent cinquante familles d'Ars, est elle aussi atteinte, la glace ayant petit à petit remplacé le sel pour la conservation des aliments. Quant aux autres cultures, elles subissent les assauts répétés des oiseaux nuisibles, des chenilles et des hannetons contre lesquels la population se trouve souvent démunie.
L'industrie se résume à une raffinerie de sel créée en 1818 et à deux fours à chaux qui produisent du ciment à partir du calcaire prélevé sur l'estran. Les deux dernières usines de soude, extraite du varech, ont disparu en 1865.
Le seul secteur prospère est celui de la pêche, pratiquée aussi bien en haute mer que dans les dix-neuf écluses à poissons réparties le long de la côte.
Biographie de l'auteur
Ancien cadre supérieur d un grand groupe industriel, Didier Jung passe une grande partie de l année à Ars-en-Ré. Il est l auteur de plusieurs romans rétais, tous publiés au Croît vif, dont Impasse de l Ormeau (2009), Pique-nique à Trousse-Chemise (2010), Sables... (2011) et d un recueil de nouvelles : Au-delà du pont (2012). Il est également l auteur d une biographie d Élisée Reclus, à paraître en 2013.