14/08/2013 - L'érection du premier trottoir parisien en 1608, celui du Pont Neuf, eut pour conséquence de redéfinir la rue, ses matières et son personnel. Ce faisant, l'urbanité prit un autre tour, inédit, articulé à la régulation de la circulation, à la propreté, à l'impératif de la ligne droite.
Le présent ouvrage propose d'analyser ce moment de l'histoire urbaine de Paris, où les façonnements de l'espace public instaurent d'autres possibles narratifs et mettent en évidence le geste monarchique. Nous examinerons comment Paris redessine alors son urbanité, se délestant, virtuellement, de ses aspérités. Dans l'espace symbolique, le carrosse se substitue ainsi au cheval et aux piétons. Entre l'entrée d'Henri IV (1594), la nomination de Sully comme Grand Voyer (1599) et l'institution du Lieutenant général de Police (1667), Paris s'est enrichi de nouvelles figures.
Prenant en compte les modifications de la rue, cet ouvrage interroge les relations entre les formes urbaines et les formes discursives, entre l'urbanitas, manière de dire et d'être, et l'urbanité, manière d'occuper et de penser l'espace des villes.
- Les courts extraits de livres : 14/08/2013
Extrait de l'avant-propos - Cet essai prend son origine en Nouvelle-France, territoire incertain d'une Amérique en devenir. Il prend aussi mesure dans les pas boueux des sabots empaillés des paysans, de même que dans la souplesse des mocassins et dans les rigides bottines des soldats envoyés pour coloniser et combattre. Il est donc né loin de Paris, loin de la France classique. Ainsi, il bénéficie, à tort ou à raison, de ce regard myope et louche qui construit des objets par la diagonale perverse et par le biais et la distance. Il est souhaité que le lecteur tire parti de cette perspective singulière, périphérique et hors-cadre pour ainsi dire.
Fondé sur une certaine dose de non-savoir et en parallèle à ces amoureux de Paris qui l'explorent, d'un siècle à l'autre, d'Alfred Franklin à Eric Hazan, ce programme de recherche, est de plus né d'un souvenir de lecture. Celui de La crise de la conscience européenne de Paul Hazard quand celui-ci, fort d'une rationalité synthétique, montrait en filigrane comment l'avènement d'une industrie touristique faisait partie d'un nouvel usage de l'Europe. C'est longtemps après, dans le hasard de la préparation d'un séminaire sur le baroque et dans la lecture d'une monographie sur Philippe de Champaigne, que j'ai à nouveau été en contact avec les deux textes qu'il citait. Les discours touristiques, de l'oeuvre de Gilles Corrozet aux écrits posthumes d'Henri Sauvai, m'ont permis de regarder Paris avec mes yeux, ceux du touriste québécois, mais en pleine dyschronie.
Les tout premiers moments de cette recherche se fondaient sur ce corps étranger au tissu urbain, mais aussi sur cette abstraction livresque que devient la ville, s'enfermant dans le quadrilatère des pages. Cette première fermeture, espace enclos dans le livre, en a appelé une seconde, celle de l'urbs, soit les murailles, infrastructure qui délimite la capitale. La question de l'urbs était directement liée à celle des entrées royales qui sont, depuis 1997, un de mes objets de recherche, mais elle impliquait qu'on se pose le problème des pierres, de cette masse qui forme le capital foncier d'une communauté urbaine.
C'est dans la filiation de cette préoccupation qui me permettait d'oublier les lettres et les pages que m'est apparu un premier objet singulier, une première forme urbaine qui, malgré la banalité de sa présence et l'anonymat de sa réalité, s'est mise à perdre son sens. Un peu comme Antoine Roquentin qui, sous les effets de la contingence, voit transfigurer un morceau de son quotidien, le trottoir est devenu parlant. Son apparition à la surface de Paris, ce qu'il met en place, sa nature inédite l'ont transformé en un appareil conceptuel qui liait entre eux l'architecte, l'urbaniste, la rue, les piétons et les véhicules. Le premier trottoir sur le Pont Neuf suppose un autre état d'urbanité. Il suppose qu'on pense aux pieds de ceux qui marchent. Pourquoi et pour qui ? C'est dans ce noeud de problèmes que se sont liés urbanisme, voirie comme on le dit lors de l'Ancien Régime, et urbanité, soit l'ensemble des pratiques polies du corps et de l'esprit. L'une menait à l'autre. Quand les rues de Paris se transforment, s'organisent comme des axes plus fluides, progressivement policées, les corps se cherchent une nouvelle scène, un nouveau décorum, un imaginaire, classique, peut alors prendre sa mesure. De la révélation du trottoir, j'ai considéré trois autres formes urbaines, la façade, le carrosse et l'éclairage, chacune de ces formes redessinant la rue...
Dans le cadre de cet ouvrage, on constatera que le dernier élément n'a pas été traité comme tel, la mise en place de l'urbanité parisienne m'aura occupé suffisamment sans que je prenne en compte l'éclairage qui, en quelque sorte, appartient au siècle qui suit. Le parcours que j'ai suivi demeure lacunaire mais ce me semble être le propre des villes, si ce n'est de notre relation au monde. Bribes parsemées comme les miettes du petit Poucet, pointillé désaxé, le Paris qui m'a habité toutes ces années est fait de boue, de pailles, de lettres, de caractères et d'une sueur, celle de l'encre, celle du marcheur, qui fait figure de liant. Pourtant, ces matières informes sont le ferment de la pensée classique. C'est une des grandes hypothèses de cet ouvrage, il ne peut y avoir d'imaginaire classique si la pensée urbaine, pensée de la voirie, conception de la voie et du trafic, ne s'installe pas dans les villes. Le lecteur trouvera curieux d'imaginer une ville qui ne serait pas le lieu de la pensée urbaine. Celle-ci, de toute façon, selon le modelage du temps et des ères, se manifeste, s'oublie et réapparaît là où on ne s'y attend pas. Il faut préciser : le XVIIe siècle, plus spécifiquement le règne d'Henri IV, voit s'incarner un type de pensée urbaine, plus fondée sur l'efficacité, la rapidité, la circulation, la communication aussi, qui va rendre possible la popularisation de l'urbanitas, de l'urbanité, de cette police de soi nécessaire au bon fonctionnement de l'espace social. Ce n'est pas nouveau en soi, c'est nouveau pour Paris parce que la ville est prête à accueillir ce type de mentalité. Dans le concret de la vie quotidienne, tout vient battre en brèche cette pensée urbaine, comme tout résiste à toute monopolisation absolutiste du pouvoir. Les pieds demeureront toujours plus utiles que les carrosses, fussent-ils maculés.