Gustave Flaubert, Charles Baudelaire et Eugène Sue : tout trois furent en 1857 les victimes de la vindicte du procureur impérial Ernest Pinard, brillant magistrat de 35 ans. Le premier, déjà suspect d’amitiés peu orthodoxes avec les Goncourt et quelques autres, ne se voit condamné qu’à un blâme pour avoir, dans Madame Bovary, malmené les conventions sociales, au premier rang desquelles le mariage. Une condamnation infâmante mais légère, grâce à une plaidoirie qui fait la part belle à la repentance et à la soumission à la morale du temps. Présentées en annexes de l’ouvrage, les réquisitoires, plaidoiries et jugements des trois procès sont un complément éclairant pour le lecteur.
En revanche, Baudelaire, poète méconnu édité par une maison de second ordre, se voit condamné à l’exil en Belgique pour avoir écrit six poèmes qui exaltent les mauvaises mœurs et sapent les fondements moraux de la société. Il ne sera réhabilité par la Cour de cassation qu’en… 1949 ! Quant à Sue, miné par la perspective de son procès, il meurt en pleine gloire littéraire et financière. Les 60 000 exemplaires des Mystères du peuple sont saisis et l’ensemble condamné pour avoir trop mis l’accent sur la misère épouvantable du petit peuple de Paris, qu’il connaît de longue date pour l’avoir fréquenté, chaque nuit, en entomologiste de la nature humaine.
Un auteur plein de promesses, un poète marginal, une célébrité littéraire bien assise : le couperet de la censure n’épargne personne en cette année 1857. Après avoir retracé la biographie du procureur Pinard, qui sera décoré de la Légion d’honneur en 1858 et fait ministre de l’Intérieur en 1867-1868, Emmanuel Pierrat nous raconte chacun des trois procès. Le tout d’une plume allègre et sur un ton empreint, souvent, d’ironie. Il connaît son sujet : avocat, il est spécialisé en droits d’auteur.
Par Emmanuel Pierrat
Accusés Baudelaire, Flaubert, levez-vous !
XIXe-XXIe - 01/12/2010 par Emmanuel Pierrat dans mensuel n°359 à la page 92 | Gratuit
1857 Année mythique de la censure: Charles Baudelaire, Gustave Flaubert et Eugène Sue sont tour à tour poursuivis par le même procureur, Ernest Pinard.
Les oeuvres imprimées ? Les Fleurs du mal, Madame Bovary et Les Mystères du Peuple. Par ces procès, le régime de Napoléon III entend juger le poète et les deux romanciers pour leurs outrages et leur insubordination à l'ordre politique et moral. À l'aide de documents d'archives, d'articles de presse, des plaidoiries et des réquisitoires, des correspondances que s'échangent les écrivains pourchassés par Pinard, Emmanuel Pierrot nous replonge dans cette année 1857. Dans un décor saisissant, il fait revivre les procès intentés par le procureur impérial à des écrivains de génie soudainement pris dans l'implacable mécanique de la censure. Le lecteur découvrira donc la galerie de créateurs devenus depuis célèbres et des journalistes qui se lancent dans la bataille, tout comme l'état de la censure sous le Second Empire (et ses prolongements actuels). Jamais le tableau de ces quelques mois qui vont durablement marquer le milieu des Lettres n'avait été dépeint avec autant de force. Les pièces du dossier (plaidoiries, réquisitoires et jugements) sont publiées en annexe de cette saga tout autant judiciaire que littéraire.
Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris. Il est spécialisé dans les affaires de droit d'auteur et de liberté d'expression. Essayiste et romancier, il est notamment l'auteur du Livre noir de la censure (Le Seuil), du Bonheur de vivre aux enfers (Maren Sell), du Livre des livres érotiques (Le Chêne), de L'Édition en procès (Leo Scheer), de l'Antimanuel de droit (Bréal) ou encore de La Justice pour les nuls (First).
Dans "Le Procureur de l'Empire", qui vient de paraître aux éditions Balland, Alexandre Najjar se penche sur le personnage d'Ernest Pinard, le fameux procureur qui persécuta Gustave Flaubert (mais aussi Baudelaire et Eugène Sue) au lendemain de la publication de "Madame Bovary".
Nous vous proposons ici un extrait du livre, où l'on retrouve Flaubert à la veille de son procès .
« Nous étions à la fin de 1856. La presse périodique vivait - expirait - sous le règne de l'arbitraire et... l'administration n'avait qu'à serrer les doigts pour nous étrangler au coin d'un décret. »
Le décor est planté : Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, résume en peu de mots le climat de terreur qui règne sur son temps : Alphonse Karr est traduit en correctionnelle ; Xavier de Montépin se voit infliger trois mois d'emprisonnement et 500 francs d'amende pour ses Filles de Plâtre...
Au mois de novembre 1856, un ami de Du Camp, qui connaissait bien « les hautes régions du pouvoir », vient lui annoncer que la Revue de Paris va être poursuivie en police correctionnelle pour avoir publié en feuilleton les premiers chapitres d'un roman « licencieux » de Gustave Flaubert intitulé Madame Bovary. Codirecteur de la revue avec Léon Laurent-Pichat, Du Camp s'alarme. « Affaire politique », songe-t-il d'emblée. Le pouvoir voit la revue d'un mauvais oeil : elle accueille les écrits de professeurs démissionnaires après le 2 Décembre et d'un certain nombre d'anciens ministres de la Seconde République ; elle a déjà reçu deux avertissements les 14 et 17 avril 1856.
Il décide d'aller au-devant de la poursuite et se propose de lire attentivement les chapitres de Madame Bovary qui doivent encore être publiés et d'en supprimer, de concert avec l'auteur, les passages qui pourraient constituer « l'apparence d'un danger ». Apprenant les intentions de son ami, Flaubert refuse...