Ces fous qui dormaient dans des lits cercueils
C’est un combat singulier contre l’oubli que mènent depuis plusieurs années à Cadillac, en Gironde, des associations, des soignants et des amoureux du patrimoine. Un moment menacé par la commune, qui envisageait de l’annexer pour donner un peu d’oxygène au cimetière des gens dits normaux, le carré des fous vit aujourd’hui dans la crainte de la puissante administration pénitentiaire. Dans les bureaux de la chancellerie, quelques esprits millimétrés ont déjà recouvert ces quelques arpents de terre d’une solide couche de bitume. Ils y dessinent le parking du futur hôpital-prison qui accueillera bientôt les criminels jugés dangereux à l’issue de leur peine.
Que peut peser la mémoire de ces 3 500 inconnus, malades de l’esprit, inhumés ici sans fleurs ni couronnes pendant des décennies ? Sous ces centaines de croix de fer décaties et de guingois, une armée d’ombres a été ensevelie par la dureté des temps et la cruauté des destins. Les poilus sortis les cerveaux en capilotade des tranchées de 14-18, les morts de faim de l’Occupation, les simplets et les épileptiques, les paysans du cru et les gens venus de l’autre bout de l’Europe ayant perdu la raison en chemin. Tous témoignent à leur façon d’un temps où l’on ne savait pas soigner la maladie mentale (1).
Infirmiers en uniforme
La date de naissance de l’hôpital psychiatrique de Cadillac se confond avec celle des 79 autres asiles départementaux d’aliénés créés par une loi promulguée en 1838 sous le règne de Louis-Philippe. Les préoccupations sécuritaires ne sont pas, alors, étrangères à la prise de ces dispositions qui réglementent l’internement des fous. Les murs derrière lesquels ils vont être relégués se dressent loin des villes comme pour mieux éloigner la peur qu’ils inspirent. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le souci de restaurer la santé physique et mentale des aliénés, réduits le plus souvent à l’état d’indigents et guettés par la malnutrition et les épidémies, accompagne cette volonté d’enfermement.
Derrière les enceintes, les grilles et les portes aux lourds battants, naissent de véritables petites cités qui cultivent l’autarcie. Certains asiles ressemblent à des villages, les pavillons étant distribués autour d’une place, d’autres se structurent autour d’un bâtiment central, d’autres encore assignent le médical, l’administratif et l’agricole dans des zones distinctes. Mais, partout, le pouvoir repose sur les épaules du directeur et d’un médecin-chef tenu de visiter quotidiennement ses patients. On dit que celui de Cadillac, au début du XXe siècle, menait ses inspections à cheval, entouré d’une nuée de gardiens pour le protéger des gesticulations des patients.
Coups de pied et taloches
Chaque établissement est doté d’un second médecin et d’un chirurgien. Mais il n’existe pas d’équipe soignante digne de ce nom. Le rôle d’infirmier est souvent tenu par des religieuses, les seules à posséder quelque qualification. Le diplôme ne deviendra obligatoire qu’après la Libération. Le personnel se compose surtout de surveillants infirmiers en uniforme. Recrutés le plus souvent dans les environs de l’asile, voire même parmi d’anciens malades, ils se font respecter en usant de leur sifflet. L’administration en renvoie régulièrement un certain nombre pour vols, alcoolisme ou violence.
Au moment de son admission, le malade est contraint à rester au lit pendant quinze jours, le temps de former un diagnostic sur son état et de choisir le quartier où il sera envoyé. Hommes d’un côté, femmes de l’autre, jeunes et vieux, propres et incontinents, curables et incurables, actifs et inaptes… Les critères d’affectation sont multiples. Soulager les fous importe souvent moins que maintenir l’ordre.
La ceinture de force assortie de bracelets pour les poignets, le fauteuil percé, les entraves, la serviette mouillée passée autour du cou, les casques… Les gardiens ne manquent pas d’instruments pour immobiliser les récalcitrants qu’ils calment à coups de pied et de taloches, les électrochocs du pauvre. Les plus dangereux sont parqués dans les quartiers des agités et des épileptiques où ils finissent à l’isolement, nus sur la paille à l’intérieur de cabanons. La situation des chroniques et des gâteux n’est guère plus enviable. Ils dorment dans des lits en forme de cercueil sans couvercle. Les plus remuants sont attachés à des chaises percées, fixées à même le sol.
Le régime des quartiers où sont concentrés les « convalescents, les tranquilles, les travailleurs, les enfants et les malformés » est beaucoup plus souple. Une blouse en été, une capote en hiver, un bain de pieds par mois, quatre bains complets dans l’année, des dortoirs collectifs sans séparations où un bac fait office de WC commun, des draps changés toutes les quatre semaines. Dans cet univers spartiate, les distractions sont rares. La barbe et les ongles se coupent le vendredi, la messe, obligatoire, rompt la monotonie des dimanches.
Riches et pauvres
Les fous mangent sans fourchette ni couteau une nourriture servie dans des gamelles en bois ou en fer-blanc. À l’exception de la caste des « pensionnaires ».
À Cadillac, les malades mentaux dont les parents ont quelque fortune échappent à la dureté de l’internement. Ils bénéficient d’avantages proportionnels au montant payé par leurs familles. Les plus aisés occupent des chalets ou des chambres première classe. Ils ont droit à des domestiques, à des plats supplémentaires, voire à du vin rouge s’ils le désirent. Leur prison est un peu plus douce, même s’ils n’échappent pas à la syphilis et à la tuberculose, dont meurent la moitié des malades.
Les médications répondent souvent à des dénominations pittoresques : sirop de temps, pilule de patience, huile de serrure. Jusqu’en 1950, les traitements évolueront peu. La pharmacopée est des plus sommaires. Des bains chauds pour apaiser l’angoisse, des bains froids pour tétaniser les excités que l’on coiffe d’une poche de glace, des potions purgatives et vomitives à base de plantes, quelques calmants et sédatifs. Les premières thérapies de choc apparaissent dans l’entre-deux-guerres. On lutte ainsi contre certaines paralysies en inoculant le virus du paludisme.
La grande misère des asiles atteint son paroxysme pendant l’occupation allemande. Abandonnés à leur sort et laissés dans des conditions d’hygiène déplorables, 45 000 aliénés décéderont de faim, de froid et de maladie. À Cadillac, rien qu’en 1941, les menuisiers cloueront près de 600 cercueils. Il faudra attendre 1952 et les premières circulaires du ministère de la Santé pour que se lézardent les murs de cet univers carcéral et qu’un peu d’humanité pénètre enfin dans ces lieux où, pendant plus d’un siècle, il n’avait été question que de séquestrer la folie.
(1) Les éléments historiques repris dans cet article sont issus d’une conférence et des travaux menés par un ancien psychiatre de Cadillac, le professeur Bénézech.
LES FOUS DE L’HÖPITAL PSYCHIATRIQUE DE CADILLAC
THEPENIER Jean-Sylvestre 28 novembre 2009