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Alain Dewerpe, auteur de Charonne. 8 février 1962 ...

Auteur de Charonne. 8 février 1962, Alain Dewerpe était aussi un historien du monde du travail. Il avait écrit pour nous, en 1988, un bel article sur "La fin des métallos".

Décidée en réaction aux dix attentats de l’OAS du 7 février 1962, lesquels visaient en particuliers des intellectuels du Parti communiste et compagnons de route, la manifestation unitaire du 8, même si les pouvoirs publics l’ont toujours compris et présenté comme un événement d’origine uniquement communiste (sans doute plus aisément condamnable ainsi…[1]), est avant tout un élan anti-fasciste et pour la liberté de l’Algérie. Organisée dans l’urgence, elle doit être courte, localisée et surtout ne pas offrir aux forces de l’ordre d’invite à la violence : pas de banderoles, plusieurs petits cortèges pour ne pas faire masse, pas d’arme, pas d’affrontement délibéré, des mots d’ordre de calme et d’obéissance. Pourtant, elle est immédiatement condamnée comme illégale par le Préfet de Paris, le très courtois M. Maurice Papon dont il ne fallait pas attendre ici non plus un zeste d’humanité, et les forces de police reçoivent d’emblée le mot d’ordre de fermeté, que l’on peut comprendre comme un blanc seing à la violence permise pour disperser les foules. Ce sont d'ailleurs les Compagnies de Sécurité, formées à la violence urbaine et armées du « bidule » (manche d'un mètre de long) qui auront la charge d'être face aux manifestants... Car si la manifestation tourne finalement au « massacre », c’est avant tout de la faute de la police, qui charge les manifestants à l’heure de la dispersion annoncée et qui matraque à tour de bras, les passants aussi bien, femmes, enfants, vieillards, élus en écharpes tricolore, poursuivant les fuyards jusque ans les cages d'escalier, faisant finalement huit morts, dont femmes et enfants.

C’est dans le sang de ses victimes que la manifestation pacifiste du 8 février 1962, qui n’avait d’exceptionnelle ni la revendication ni l’organisation, ni le nombre de ses participants ni ses organisateurs, entre tragiquement dans l’Histoire.

Car « Charonne », qui va du 8 (date du massacre) au 13 (date des funérailles), est bien plus qu'un fait ponctuel, très court aussi bien dans le temps que dans la géographie : c'est un stigmate des dérives d'un Etat qui est perdu, d'un état démocratique qui laisse une frange instable de son autorité sombrer dans la folie.

De la violence policière légitime

« Je n'ai jamais assisté à un spectacle aussi horrible que le 8 février. Les coups de matraque ont plu à tort et à travers sur des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des manifestants et des passants. Tout autour de moi des gens […] très paisibles s'écroulaient sous les coups et continuaient d'être frappés tandis qu'ils étaient à terre et perdaient leur sang en abondance. »

Formés à l'action et même, pour certains dont les « disciples » de l'OAS, les compagnies de sécurité sont une factions interne à la Police de Paris, moderne, faite pour être violente, armée en conséquence. Ces unités avaient reçu des instructions de « fermeté » à l'encontre des manifestants, tant en raison de l'époque (en plein crise d'Alger) que de l'opposition « rouge » qu'il faut mater. Cette fermeté s'illustrera au combien et rappellera plus les premiers affrontements entre les syndicats naissants et les milices de patrons que la surveillance par les forces de l'ordre d'une manifestation pacifique et dont le mot d'ordre, clairement énoncé, était de ne pas faire de vague et de se disperser dès 18h30.

Mais sans prévenir, la police charge, va à l'assaut et au combat, « bidule » à la main (la longue matraque d'un mètre…) et frappe sur tout ce qui est dehors, un élu en écharpe tricolore venu annoncer la fin du rassemblement aussi bien qu'un passant, que des femmes, des enfants… la violence policière est déchaînée et entraîne un certain nombre de débordements, de courses poursuites qui se finiront tragiquement par la mort de 8 personnes au métro Charonne, 8 personnes mortes étouffées pour échapper aux coups [2], au plaques de fer ou au corps de blessés devenus projectiles… La police a perdu toute forme de raison et, mue par sa propre violence, s'avilit au rang des dictatures militaires.

Les scènes de violences, longuement décrites et qui forment le cœur du mythe de Charonne, dépasse la raison. Et c'est cette violence qui a fait entrer « Charonne » comme symbole d'un état de droit qui dépasse ses propres limites et s'instaure punisseur : car les manifestants n'ont pas été arrêtés, ils ont été châtiés sur place, par le pouvoir supérieur du « bidule » et pour l'apaisement des consciences policières. Car les morts du 8 février 1962, dont un enfant de 16 ans, même s'ils auront le 13 février une procession funéraire digne et réunissant sans doute la plus grande manifestation populaire et indignée du XXe siècle (la préfecture, sans l'autoriser, n'a pas osé l'interdire ou, du moins, intervenir dans son déroulement…)

Le dénie

La raison d'état est de minimiser l'événement, de faire porter sur les manifestants — des communistes, donc des agitateurs dont les manigances sont connues pour destabiliser le gouvernement — la responsabilité des violences. Bien sûr, les manifestants ont réagi, ont risposté tant bien que mal parce qu'ils n'avaient rien prévu… mais c'est surtout la rue, comme entité vivante dont Alain Dewerpe dresse un portrait saisissant, qui se pose en contestataire des mensonges d'état.

Tous les témoins seront unanimes (sauf un) à faire porter la responsabilité des échauffourées sur la Police. Si un responsable policier a pu oser prétendre que « les effectifs de la police municipale n'étaient pas animés d'intentions offensive », c'est aussi qu'il faut faire la différence entre plusieurs police. La municipale, chargée d'empêcher les rassemblements de se former, est là en appuie des compagnies d'intervention, véritable milice formée à la violence urbaine et dont les actions d'éclats se retrouveront dans les horreurs de Mai'68 par exemple.

Et plus encore…

Au delà d'un exposé magistral sur les tenants et les aboutissants de cet événement monstrueux, parfaitement délimité dans l'espace et le temps et, pour ainsi dire, assez rapide, Alain Dewerpe établie une anthropologie précise et d'une grande utilité pour lire notre monde agité de la rue, de la police, de la manifestation comme corps constitué, de la ville enfin, de tout ce qui contribue en amont ou en aval à la vie d'un défilé. Alain Dewerpe dresse des nomenclatures, des règles universelles et précises qui trouvent aujourd'hui encore application, parce qu'il a compris la vérité au fond des choses : que le cortège est un corps qui se meut et qui saigne, qui proteste, se défend et se venge, qui fuit ou se cache, mais dont chaque membre est un homme.

La lecture de cet énorme travail de fonds conduit à rien moins qu'à l'effarement : loin du mythe des « massacreurs de Charonne » dont plusieurs idées reçues perdurent encore aujourd'hui (notamment les grilles fermées du métro, qui étaient ouvertes), Alain Dewerte restitue des faits, des idéologies et des habitus de part et d'autre de la rue (manifestants, police) qui forment un tableau dont la réalité dépasse l'entendement. Rien d'exceptionnel dans une dictature, mais dans une République ! La somme des archives et documents qui se posent devant nous, par le travail salutaire et titanesque d'Alain Dewerpe, ne peut que forcer l'admiration et demander à ce que l'État, qui en a reconnu d'autres et des moindres, reconsidère ses mensonges et s'implique dans le travail de mémoire.

Alain Dewerpe nous donne ici, outre une leçon magistrale d'Histoire, un sursaut d'humanité. Que son travail fasse école !

Loïc Di Stefano

[1] Plusieurs témoins attestent avoir entendu, émaner des forces de l'ordre, ces cris : « Allez-y, tuez-les tous » ; « Maintenant vous pouvez y aller. Il ne reste plus que les cocos et le PSU. »
[2] Dont la mère de l'auteur, qui préviendra : « Le lecteur ne doit enfin pas ignorer que ce projet de piété filiale relève aussi de la commémoration savante. Si être le fils d'une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n'interdit pas de faire son métier d'historien. »

 

Alain Dewerpe. Cet historien français reconnu pour son ouvrage sur le massacre parisien de Charonne -

Alain Dewerpe. Cet historien français reconnu pour son ouvrage sur le massacre parisien de Charonne -

En 2006, avec Charonne, 8 février 1962 (Folio), Alain Dewerpe signait une œuvre magistrale. Sous-titrée Anthropologie historique d’un massacre d’Etat, cette synthèse porte sur la répression policière de la manifestation de protestation contre les actions terroristes menées par l’OAS en France. Elle restera à la fois comme le produit d’un rigoureux travail d’historien, un grand ouvrage de méthodologie et l’hommage d’un fils à sa mère, qui fut l’une des huit victimes de ce massacre. Un hommage discret, comme le fut l’homme sa vie durant : une simple ligne à l’orée du livre. En s’intéressant à cet événement tragique, qui se situait hors de son parcours académique d’historien du travail et de l’industrialisation, Alain Dewerpe en évacuait en même temps toute la dimension subjective. « Si être le fils d’une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n’interdit pas de faire son métier d’historien », précise-t-il.

Le destin d’Alain Dewerpe, né le 23 septembre 1952 à Paris, est doublement marqué par les violences policières. L’orphelin n’a jamais connu son père, victime de la répression de la manifestation contre la venue du général américain Matthew Ridgway, le 28 mai 1952. Il est élevé par ses deux grands-mères, elles-mêmes survivantes de familles éprouvées par la guerre, décimées par la déportation...

L'historien Alain Dewerpe est mort

Tag(s) : #Guerre d'Algérie, #Police - Gendarmerie - Femmes, #Histoire - Documentaires
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