En 1940, près de 15 000 soldats juifs sont faits prisonniers de guerre par l’armée allemande. Transférés vers des camps aux côtés des autres soldats, ils échappent à la politique d’extermination nazie. Comment expliquer ces trajectoires et cette mémoire singulières ?
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Delphine Richard Docteur en histoire
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En 1940, combien y a-t-il de Juifs dans l’armée française ? La question ne se pose pas : une République laïque n’a que faire de la religion ou des origines de ses forces combattantes ! Il n’en est pas de même dans le Troisième Reich et, très vite, dans l’État français du maréchal Pétain qui instaure le statut des Juifs. Dès lors, quel sort est réservé aux prisonniers de guerre qui sont Juifs, ou du moins désignés comme tels ?
De la défaite de 1940 aux camps de prisonniers
Après la défaite du printemps 1940, 1,8 million de soldats français sont faits prisonniers par l’armée allemande. La majorité d’entre eux est transférée vers des camps de prisonniers en Allemagne : les oflags, qui rassemblent les officiers, et les stalags, qui réunissent les soldats et les sous-officiers. Parmi ces soldats, les Juifs français et les Juifs engagés volontaires étrangers constituent une minorité d’environ 15 000 individus. Les écrivains Roger Ikor et Emmanuel Levinas font notamment partie d’eux.
Cet épiphénomène n'a fait l’objet que de peu d’attention des historiens. "Les archives locales des stalags et des oflags ont disparu. Juste avant la libération des camps, les Allemands les ont détruites. On manque de sources locales", explique l'historienne Delphine Richard. "Sur cette question, plus que sur tous les autres thèmes de la captivité des Juifs, les sources sont à l'état de bribes. On n'a pas de traces de décisions ou même de discussions sur la question des prisonniers de guerre juifs dans les sphères du pouvoir à Berlin".
Qui sont les Juifs ? Déclaration, assignation et dénonciation
Capturés avant l’instauration du régime de Vichy, ces prisonniers échappent aux politiques de recensement des Juifs mises en place par le gouvernement du maréchal Pétain. À leur arrivée dans les camps de prisonniers, il leur est demandé de déclarer leur religion. Les Juifs engagés volontaires étrangers, notamment originaires d’Europe de l’Est, sont plus disposés à se déclarer comme tels. Au contraire des Juifs français qui ont pu intérioriser les dispositions de la laïcité française, ils seraient davantage habitués à être définis administrativement comme Juifs.
Dans certains cas, les autorités des camps assignent d’emblée une identité juive aux prisonniers, à la lecture de leur nom, ou mènent des enquêtes plus approfondies. Plus encore, certains prisonniers dénoncent leurs co-détenus auprès des autorités du camp. Pour autant, la première déclaration des prisonniers semble déterminante dans le traitement qui leur est ensuite réservé.
Le traitement des Juifs : ségrégation, éclatements antisémites et solidarités
La politique concernant les prisonniers juifs revêt des allures de tâtonnements. À partir de juin 1941, l’ordre est donné de rassembler les Juifs dans des baraquements ou des kommandos spécifiques. "C'est exactement au même moment que l'opération Barbarossa, où des ordres très nets sont donnés pour l'extermination des prisonniers de guerre juifs soviétiques", souligne Delphine Richard. "En septembre 1941, les Allemands ont le projet de regrouper tous les prisonniers juifs dans le même camp et demandent l'avis de Georges Scapini [chef du Service diplomatique des prisonniers de guerre]. Entre temps, en décembre, le projet est abandonné".
Si les prisonniers juifs subissent parfois des sévices physiques de la part des autorités allemandes et des autres prisonniers, des solidarités naissent également entre Juifs et non-Juifs à travers des actions de résistance. Cette minorité juive échappe ainsi au circuit de déportation et d’extermination organisé dans un même moment. Leur traitement spécifique ne relève aucunement d'une protection particulière des Juifs par le régime de Vichy. Ils auraient davantage bénéficié du pragmatisme des autorités françaises et allemandes dans le respect de la Convention de Genève de 1929, qui concerne les prisonniers de guerre, ainsi que du caractère minoritaire de leur situation. "La question fondamentale est la question du secret. Pour les Juifs de l'Ouest, il est aujourd'hui prouvé que le secret est au centre de la persécution" , ajoute Delphine Richard, autrice d'une thèse intitulée "Prisonniers de guerre juifs de l'armée française 1940-1945". "Dans le cadre de la captivité de guerre, il y a une médiatisation possible. Il y a des observateurs. [...] Il y a sans doute une prise en compte de cet enjeu médiatique en plus de certaines complications diplomatiques".
Des trajectoires aux marges de la mémoire de la Shoah
À partir de l’hiver 1944, les stalags et les oflags sont progressivement libérés et les prisonniers de guerre rentrent en France. Parmi eux, les soldats juifs se situent à l’intersection de mémoires silencieuses : la mémoire de l’expérience combattante et de la captivité trouve peu d’écho à la Libération. Les prisonniers sont associés à la défaite de l’armée française et ne sont nullement héroïsés. Plus encore, les soldats juifs retrouvent une France marquée par les persécutions antisémites. Certains découvrent à leur retour que leurs proches ont été déportés et exterminés. Que faire de leur expérience singulière quand plus de six millions de Juifs ont, dans d’autres camps que les leurs, été exterminés ? Ils ne se situent qu’à la marge de la mémoire de la Shoah alors que celle-ci devient structurante dans l’identité de la diaspora juive.
Pour en savoir plus
Delphine Richard est docteur en histoire, enseignante d’histoire-géographie dans le secondaire. Elle est l'autrice d'une thèse intitulée "Prisonniers de guerre juifs de l'armée française 1940-1945", sous la direction de Laurent Douzou, soutenue en 2022 (Université Lumières Lyon 2).
Références sonores
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Extraits du film de Robert Lamoureux, Mais où est donc passée la septième compagnie ?, 1973.
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Film de propagande présentant un stalag en Allemagne, Actualités Françaises, 1942
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Robert Brasillach appelle à la collaboration dans l’hebdomadaire Je suis partout, diffusé dans L'histoire en direct - France Culture en 1989
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Pétain s’adresse aux prisonniers de guerre à l’hiver 1942, diffusé dans L'histoire en direct - France Culture en 1993
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Georges Scapini reçoit des prisonniers rapatriés à Châlons-sur-Marne, Radio Paris, 1941
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Georges Scapini, de retour d’Allemagne, Radio Paris, 1941
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La libération des stalags et le retour des prisonniers en 1945, Actualités Françaises, 1945
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Roger Ikor, écrivain et prisonnier de guerre juif, au sujet de son ouvrage Pour une fois écoute, mon enfant, dans Les matinées de France Culture en 1975
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Témoignage d’Henri Koch, officier juif prisonnier à l’oflag XVII A, publié dans "La condition des Juifs dans les Oflags allemands", Tenou’a, septembre 1984, n°38. Lu par Raphaël Laloum
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Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020
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Le Cours de l'histoire