A cet égard, le legs mémoriel des engagés volontaires français dans l’armée allemande et la Waffen S.S. n’a pas été sans illustrer cette assertion, outre de perpétuer une certaine ambivalence. Curieusement, les historiens ne se sont pratiquement pas intéressés à ces quelques milliers d’hommes ayant fait le choix diamétralement inverse des Français Libres et de la Résistance (si l’on excepte une contribution, datée, de Jacques Delarue, ainsi que la synthèse réalisée par M. Giolitto, chroniquée sur notre site, qui ne reste qu’un travail pionnier, ou le résumé livré par l’historien allemand Rolf-Dieter Müller, An der Seite der Wehrmacht. Hitlers ausländische Helfer beim "Kreuzzug gegen den Bolchewismus" 1941-1945, Ch. Links Verlag, 2007, p. 122-130). Il n’est pas non plus inintéressant de constater qu’aucun procès "mémoriel" n’est intervenu à l’encontre de ces vétérans au passé douteux, alors que des poursuites judiciaires pour crimes contre l"humanité étaient amplement justifiées, comme on le verra ci-dessous. Certes, ont finalement été jugés, au prix de mille difficultés, le boucher de la Gestapo (Klaus Barbie), le médiocre Milicien (Paul Touvier), et le haut-fonctionnaire de Vichy (Maurice Papon), sachant que d’autres figures emblématiques de la Collaboration, telles que Darquier de Pellepoix ou Jean Leguay, sont décédées avant de pouvoir rendre des comptes à la Justice, de même que René Bousquet, assassiné par un déséquilibré. Mais la collaboration militaire française, elle, n’a pas eu l’honneur d’une convocation dans le box des accusés. Or, ses incarnations n’ont pas toutes, loin s’en faut, été jugées (et pas nécessairement pour des massacres de civils à l’Est), outre que la Justice de l’immédiat après-guerre s’est, pour tout dire, montrée des plus indulgentes, dans la mesure où l’ensemble des accusés faisant l’objet de condamnations ont rapidement bénéficié de mesures d’amnisties et de remises de peine...
Il appartiendra aux historiens d’analyser ces lacunes historiographiques et judiciaires qui font partie intégrante du legs mémoriel de la Collaboration et de l’Occupation. Le fait est que plusieurs écrivains et "anciens" de la L.V.F. et de la "division" S.S. "Charlemagne" en ont profité pour occuper ce terrain en friche. Du vétéran Christian de La Mazière (Le Revêur casqué, Robert Laffont, 1972), rendu célèbre par le film Le Chagrin et la Pitié, aux ouvrages épiques de Jean Mabire, dont Eric Lefèvre était le collaborateur, s’est dessinée progressivement une vision romantique de ces soldats engagés dans cette noble croisade que sera le combat contre le communisme, laquelle rencontre encore aujourd’hui un certain succès.
Elle n’en est pas moins lourdement symbolique. Tout d’abord, elle intervient alors que la Deuxième Guerre Mondiale s’achève officiellement en Europe, ce qui accentue le côté tragique de l’affaire. En outre, et surtout, elle implique un héros national, le général Leclerc. Ce brillant homme de guerre avait accumulé les hauts faits d’armes, de Koufra à Ksar Rhilane, de la Normandie à Paris, de Dompaire à Strasbourg, et ce jusqu’au "Nid d’Aigle" d’Adolf Hitler à Berchtesgaden. Il est devenu avec les années une icône de la France Libre et de la Libération, incarnant toutes les vertus dont se réclamait le gaullisme de guerre : choix de la modernité, refus de la compromission vichyste, héroïsme, générosité. Certes, l’image, sans être inexacte, jetait un voile sur certains pans du réel, comme l’a bien montré l’un des meilleurs biographes du sujet, Jean-Christophe Notin (Leclerc, Perrin, 2005 - recensé sur le site de l’Histobiblithèque - ou encore André Martel, Leclerc. Le soldat et le politique, Albin-Michel, 1998). La légende, toutefois, n’était pas si éloignée des faits. Leclerc était surtout un militaire de talent doublé d’un soldat politique dévoué à De Gaulle : très marqué à droite au point d’en être antisémite avant la guerre, il saura évoluer après avoir choisi de rallier De Gaulle et lutter contre l’Allemagne et Vichy. Bref, à l’instar de Jean Moulin pour la Résistance, Leclerc reste l’une des figures de proue de la mémoire de la France Libre, celle qui restera le mieux attachée à la libération du territoire en 1944-1945.
C’est pourquoi, sans doute, l’affaire de Bad Reichenhall a-t-elle fait l’objet d’un véritable "buzz" médiatique chez les nostalgiques de l’Ordre nouveau, essentiellement sur Internet : il est vrai que tout est bon à prendre, et le sort funeste de ces douze S.S. français fusillés, dans cette logique, est souvent destiné à faire contrepoids au lourd passif du IIIème Reich et de la Collaboration. Indignation somme toute sélective, pour ne pas dire hypocrite : l’implication des volontaires français sous l’uniforme allemand dans le massacre de plusieurs milliers de civils soviétiques, femmes et enfants inclus, n’a pas fait l’objet de tant d’agitation. L’on verra d’ailleurs plus loin que ce n’est que grâce aux recherches entreprises par le grand historien américain Raul Hilberg que sera révélée, dans les années 1990, la participation de la L.V.F. à l’extermination des Juifs : cette atrocité avait été tue pendant cinquante ans.
Il n’en demeure pas moins que le dossier de Bad Reichenhall n’est pas sans être embarrassant pour les admirateurs de la France Libre, au point de voir, dans bien des échauffourées internautiques, des défenseurs de Leclerc sombrer dans une polémique censée justifier cette tuerie, donnant ainsi du grain à moudre à leurs contradicteurs soucieux, au contraire, de discréditer cette noble cause. Par delà cette indéniable "guerre des mémoires", il n’y a pourtant pas lieu d’en débattre plus avant : l’affaire de Bad Reichenhall révèle un authentique crime de guerre, dans la mesure où, conformément aux conventions internationales, ces prisonniers de guerre, désarmés et ayant confié leur sort au vainqueur, ne pouvaient devenir les cibles d’un peloton d’exécution. "Traîtres à la patrie", ils n’en méritaient pas moins un procès régulier.
Une telle qualification juridique, cependant, est loin de tout expliquer, ce d’autant que, pour persister dans le jargon judiciaire, les responsabilités de chacun, de même que les circonstances aggravantes ou atténuantes, restent à déterminer. Or, l’affaire demeure méconnue. Aucun historien n’ayant eu le courage de s’y attaquer, elle a surtout donné lieu à de nombreuses rumeurs et contrevérités. Fait incroyable, bien des questions essentielles sont demeurées sans réponse : l’exécution a-t-elle été commanditée par Leclerc lui-même ? y-a-t-il eu réunion d’un tribunal militaire ? qui étaient les victimes ? Et surtout, pourquoi un tel meurtre ?
Pourtant, la déception est de taille. Car le fait est, malheureusement pour MM. Lefèvre et Pigoreau, que ce livre ne tient pas ses promesses. Paradoxalement, si certaines affirmations entourant les circonstances de cette exécution sommaire peuvent être admises, l’ouvrage d’ensemble accouche d’une explication du drame qui n’emporte pas l’adhésion. La faute à une grille de lecture inadaptée, celle de la "guerre civile franco-française", qui les pousse à noircir le tableau lorsqu’il s’agit d’évoquer Leclerc et ses hommes, tout en présentant les Français ayant choisi de servir dans l’armée nazie sous un jour quelque peu complaisant, outre que le traitement des sources par ces deux auteurs incite à la méfiance. L’ouvrage, à dire vrai, semble être le dernier avatar en date d’une vision particulièrement dépassée de l’armée allemande en général et de la collaboration militaire française en particulier, puisque relevant de l’argumentaire dit de la "cause perdue". Mais développons un peu...
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