16 . Parcours d'un condamné définitif au bagne colonial - « Nous sommes en 1928. Sous le ciel bas qui rend la mer grise comme les murailles du fort de Ré, comme les tenues de bure de la chiourme qui va embarquer, la sirène du La Martinière mugit lugubrement à plusieurs reprises. Les chalands se pressent contre le navire ; les forçats montent maladroitement les échelles mises en place par les marins le long de la coque, puis, sous le contrôle des surveillants militaires1, descendant dans les « bagnes2 ». Les cages pleines, les grilles sont fermées et, après les derniers préparatifs qui paraissent interminables, le navire lève l'ancre et s'engage dans l'Atlantique.
Au début du voyage, selon un cérémonial bien réglé, le commandant et le second du bord, accompagnés du surveillant principal3, descendant inspecter les « bagnes ». Un matelot ouvre une cage, les bagnards sont alignés sur deux rangs au garde-à-vous. Le principal lit le règlement du bord : « Tolérance de parler pendant le jour. La nuit, silence absolu. Tout acte d'indiscipline sera puni des fers à fond de cale. Rompez ».
Le marin referme les cages et donne les clés au surveillant principal. Les forçats se dispersent dans le « bagne », essayant de s'installer dans le maigre espace qui leur est alloué. Cette population de réprouvés, murés dans leur haine et leur égoïsme, est incapable de solidarité et de cohésion. Quand au sens moral, il y a longtemps qu'ils l'ont oublié, s'ils l'ont jamais connu. Venus de toutes les régions de France, issus de milieux sociaux différents, condamnés à des peines inégales pour des crimes ayant des mobiles encore plus différents, ils se méfient d'instinct les uns des autres, s'épient, ne dorment que d'un œil sur leur maigre bagage. Tout leur paraît hostile ; ils s'observent, ébauchent une conversation, cherchant les copains possibles, l'amant éventuel à qui on pourra peut-être se confier. Des petits groupes se forment le temps de la traversé, des couples aussi. On se réunit entre « pays », bien souvent élargi à la province. Ainsi, les Méridionaux englobent les Corses et les Italiens, tous comme les gars du Nord couvrent plusieurs départements, tandis que les Parisiens qui disputent la première place aux Marseillais dans l'aristocratie du crime, accueillent quelques isolés rapidement transformés en exécuteurs des basses œuvres ou en larbins. Très soudés, s'exprimant souvent dans leur langue, les Bretons restent farouchement entre eux. Les autres se raccrochent à qui veut bien d'eux. Quelques isolés, farouches, méfiants, ne fraient avec personne. Les clans se forment, chacun voulant assurer sa suprématie sur les autres. Pour des broutilles ou des questions d'honneur qui peuvent paraître anodines vues de l'extérieur, les transportés vont se haïr, se battre, méditer des vengeances qui trouveront des prolongements au bagne même. Les plus entourés sont les forçats « réintégrés ». Évadés de Guyane, ils ont échoué au Brésil, au Venezuela ou dans les îles de l'arc caraïbe avant que le mal du pays, les hasards d'un contrôle, un nouveau délit ou une dénonciation ne les fasse revenir en France : souvent le fait d'une ancienne compagne qui a refait sa vie ou d'un « julot » qui ne veut pas céder son territoire et ses filles à l'ancien mac, les a fait reprendre et condamner à retourner à Saint-Laurent-du-Maroni. Ils racontent leurs aventures aux novices, décrivent l'horreur du pays, leur enseignent les moyens de survivre sur la « terre de la grande punition », évoquent les possibilités d'évasion. Excluant presque tous les îles du Salut4 qui apparaissent comme l'antichambre de l'enfer, ils décrivent les camps et les chantiers, d'où la « belle »5 est plus facile...6
1 Les surveillants militaires des bagnes coloniaux
2 Le navire comporte quatre faux ponts goudronnés et séparés par des cloisons étanches, chacun d'eux contenant deux cages que l'on nomme « bagnes »
3 Les surveillants militaires sont organisés en trois classes – Consulter la fiche des surveillants militaires des bagnes coloniaux.
4 Les îles du Salut feront l'objet d'une description ultérieure.
5 Les évasions feront l'objet d’une description ultérieure.
6 Pierre Dufour, Les Bagnes de Guyane, 2006, Pygmalion, département de Flammarion, 393 p
Sources
Les quais de quelques ports français résonnaient régulièrement des fers qui entravaient la marche des condamnés, et les cales du Martinière donnaient un avant-goût de l'enfer qui attendait là-bas, de l'autre côté de l'océan. Les auteurs ont retrouvé des témoins parmi le personnel navigant, et leurs récits et photos donnent un éclairage passionnant sur cette prison flottante. Parfois anecdotiques, toujours hauts en couleurs, les témoignages nous ramènent à l'époque de Papillon et de Chéri Bibi.
Franck Sénateur, enseignant et historien du système pénitentiaire français, a été le maître d'œuvre du livre. Il s'est appuyé sur de nombreux documents et témoignages ; Paul Mauro, patron pêcheur à Piriac, a 14 ans quand il est embarqué comme mousse, en 1935, sur le navire et fait de nombreux voyages de France en Guyane et dans les Antilles.
Passionné d'histoire maritime, Bernard Cognaud a été bercé dès son plus jeune âge dans le milieu maritime : un grand-père patron pêcheur, un oncle capitaine cap-hornier et un autre navigant sur le Martinière. Il raconte la vie du dernier bateau bagne jusqu'à sa fin sous le chalumeau du démolisseur.
En mars 1955, l'épave du Martinière vient s'amarrer au quai à charbon du bassin de Penhoët à Saint-Nazaire, pour y être démolie.
Après le temps des galères vient celui des bagnes portuaires.
La peine des travaux forcés s'y accomplit à Toulon, Brest ou Rochefort. Le bonnet vert marque les condamnés à perpétuité, le rouge ceux qui le sont à temps. C'est l'époque de Vidocq, des chaînes, de la " grande " ou " petite " fatigue. Puis, au milieu du XIXe siècle, la France ne supporte plus la présence dans ses ports d'une population criminelle. La Guyane, de 1852 à 1938, la Nouvelle-Calédonie, de 1867 à 1896, deviennent les terres de la grande punition.
Spécialiste d'histoire pénale, Michel Pierre raconte
l'enfermement, le travail forcé, la misère, la honte, la maladie et la mort, le tragique destin de dizaines de milliers de condamnés.- Le dernier exil. Histoire des bagnes et des forçats- Par
Michel Pierre - Paru le : 1 novembre 1989 -
Editeur : Gallimard (Editions) - Collection :
decouvertes histoire
Deux grandes colonies pénitentiaires destinées au peuplement se développèrent alors rapidement : la Nouvelle-Calédonie et la Guyane. En un siècle, près de 100 000 hommes et femmes furent transportés dans ces contrées éloignées et hostiles. Nombre de ces forçats, qui étaient loin d'être des criminels chevronnés, n'avaient pas mérité de vivre un tel calvaire pour peupler la " terre de la grande punition ".
Beaucoup furent éliminés par la violence, par les travaux forcés dont témoigna Albert Londres, par le vice et la maladie. Et, parmi ceux qui purgèrent leur peine, peu revirent la France. C'est l'histoire de ces êtres, hauts en couleur, en turpitudes et en misère, que Pierre Dufour nous raconte ici. Aujourd'hui, les vestiges de ces bagnes, dans les îles du Salut ou à Saint-Laurent-du-Maroni, continuent à parler au visiteur : y subsistent encore quelques témoins qui entretiennent la mémoire orale de ces lieux de douleur, dans les bistrots de Cayenne, de Kourou ou de Saint-Laurent ...
Poisson (Philippe) | Criminocorpus. Le portail sur l'histoire de la ...
16 Parcours d'un condamné définitif au bagne colonial - Document à usage pédagogique uniquement. PP.
L'enfer du bagne exerce encore une fascination troublante. Les premières années de l'implantation des colonies pénitentiaires en Guyane étaient encore très mal connues. Le livre comble cette lacune historiographique, en retraçant la vie quotidienne des condamnés.Les archives révèlent un monde étrange, fait de désespoir et de brimade, mais aussi, plus surprenant, de rires et de rêves. Dreyfus, Papillon, Rousseng sont entrés dans la légende. L'histoire rappelle ici d'autres visages au passé troublant : Gaston Lacorne, Francis Lagrange, Marie Bartête ou Charles de Rudio qui tenta d'assassiner Napoléon III. On revit avec eux l'absurdité de l'administration pénitentiaire, la brutalité des surveillants brutaux, les sévices perpétrés par les détenus, et l'on rêve à la " belle " et à des jours meilleurs. Auteur : Marion F. Godfroy - Editeur : Points - Collection : Points Histoire - Date de parution : 11/02/2010 - Genre : Bagnes / Prisonniers
14. Parcours d'un condamné définitif au bagne colonial
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