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http://www.laprocure.com/cache/couvertures/9782020797542.jpgLe théâtre de la mort légale connut, en trois siècles, une inflation gouvernée par le souci de l’exemplarité, où l’on reconnaît mal l’effet d’une civilisation des mœurs.

 

Il y a trente ans exactement, plus par un choix de gouvernement que par l’adhésion populaire, la France abolissait la peine de mort en matière civile. Le Royaume-Uni avait agi de même en 1969. Tout cela peut sembler bien tardif au regard des vigoureuses critiques morales qui, depuis près de deux siècles, entouraient cette sanglante pratique en France comme en Angleterre. Mais aussi plus compréhensible après lecture de la très riche étude de Pascal Bastien. Plutôt qu’un héritage des âges barbares, la mise à mort légale – et pas seulement elle, mais toutes les tortures qui pouvaient l’accompagner – y figure comme un instrument pénal typique de la modernité. Du XIIIe au XVIe siècle, le pouvoir judiciaire de l’Église s’était effacé, l’ordalie et les anciennes pratiques de vengeance privée avaient perdu leur cours légal : c’était au prince, et à lui seul, d’assurer la paix sociale en châtiant ou en graciant les criminels, au nom de Dieu comme au nom des hommes. Il le fera, via ses cours de justice, avec une constance et une énergie proportionnelles à l’étendue croissante de ses pouvoirs. « Le spectacle des supplices, écrit P. Bastien, se fit plus fréquent aux XVe-XVIe siècles, le souvenir des potences et des échafauds plus familier. Paris et Londres furent investis par l’exécuteur et son théâtre. » De différentes manières, il est vrai, que par souci culturaliste, l’auteur travaille en comparaison. Deux récits en quelque sorte parallèles d’une même institution, avec son échelle de peines capitales, ses professionnels (les bourreaux), ses victimes et son public (les foules qui assistent aux exécutions), et quelques commentateurs, juristes ou philosophes, parfois en avance sur leur temps, mais souvent moins qu’on l’attendrait.

 

Pour le dire vite, d’un pays à l’autre, l’esprit de la justice et des peines capitales diffère. En France, le procès est inquisitoire et les juges appliquent la torture jusqu’à obtenir l’aveu. Puis, si condamnation il y a (le vol aggravé peut suffire), c’est la mise à mort, dont le scénario varie selon la nature du crime et selon le rang du condamné : pour le plébéien, c’est la roue pour le brigand, le gibet pour l’homicide ou le bûcher en cas d’hérésie, de parricide, de crime contre nature. S’il y a lèse-majesté, c’est un cocktail de supplices par le fer et par le feu qui attend le malheureux, pour terminer par l’écartèlement, l’éviscération et le découpage en rondelles. En revanche, si le condamné est noble (et qu’il n’a pas trop failli à son rang par son crime), il a droit à une décapitation plus rapide et plus sobre. Dans les deux cas, un public nombreux et enthousiaste est convié au spectacle, afin d’en être impressionné.

 

En Angleterre, la justice est contradictoire, et la décision rendue par un jury selon des principes de jurisprudence. On pend beaucoup les roturiers, les nobles vont sur le billot, mais le roi ou la reine peuvent aggraver le châtiment : on découpe le comploteur en morceaux, on brûle le papiste hérétique. Le siècle d’Élisabeth Ire, si riche en arts et sciences, fut aussi celui où le spectacle de la mort se multiplia à Londres, avec toutefois moins d’infamie qu’en France : le supplicié peut parler à la foule (ce qui est interdit en France), sa famille n’est pas frappée d’indignité, et le bourreau n’est pas (contrairement aux dynasties à venir à Paris) un pestiféré.

 

Rendus au seuil du XVIIe siècle, on s’attend à ce que quelque signe avant-coureur des Lumières vienne tempérer cet arsenal sadique. Eh bien, il n’en est rien. D’abord, parce que l’ardeur policière et judiciaire des deux royaumes ne fait que redoubler contre une criminalité urbaine montante. Ensuite parce que même si la valeur accordée à la vie humaine s’accroît, elle joue en faveur des victimes : l’homicide simple coûte désormais la vie à son auteur. Résultat : à Paris, le nombre des roués et des pendus de toute sorte ne cesse de croître entre 1640 et 1750. À Londres, c’est le nombre des jours d’exécution qui augmente, avec la même cruauté. Après 1776, et avant la création du bagne d’Australie (1787), le nombre des exécutions par pendaison amène l’auteur à décréter un « temps des supplices ».

 

Pourtant, on le sait, une révolution des esprits est en marche qui amènera, pour ne citer que lui, le juriste Cesare Beccaria à écrire, en 1764, que la peine de mort n’est pas un droit, et qu’elle doit en tout cas être administrée rapidement et sans fioritures. Ce que l’on ignore, en revanche, et que nous révèle P. Bastien, c’est que le mouvement qui va s’accomplir ne répond ni à une sensibilité nouvelle de l’opinion, ni à une évolution du droit des gens. Après 1750, les voix qui s’élèvent contre les supplices cruels s’appuient, en bonne part, sur le constat que leur banalité a cessé de les rendre exemplaires : la foule se rend au gibet comme on va à la foire, et plus le supplice est long, plus on s’en moque. C’est ce que relève le juriste Henry Fielding en 1751, suggérant à la justice anglaise de se montrer à la fois plus expéditive et plus solennelle. En France, certaines élites soucieuses de progrès songent à mécaniser la mort, puisque l’artisanat et la cruauté n’effraient plus. Ces pensées réformistes, encore loin de l’abolitionnisme d’un Robespierre (en 1791), allaient aboutir, à Londres, au confinement des pendaisons dans la cour des prisons, et en France, à l’adoption de la guillotine, dont les partisans affirmaient qu’elle ne faisait pas plus souffrir qu’un « souffle sur la nuque ». Mal leur en prit : une telle discrétion ne remplissait aucune des fonctions spectaculaires du supplice. Il fallut donc, pour que le peuple voie mieux, monter l’engin sur un échafaud, organiser la déambulation des condamnés, brandir les têtes coupées, voire les promener au bout d’une pique (pendant la Révolution). Le succès de la guillotine, enfin, était aussi une revanche de classe : le peuple, tout comme les nobles, eut droit à avoir le cou tranché. La guillotine sonnait le glas de la hiérarchie des trois états.

 

Ces considérations réfrigérantes, exposées en fin de parcours, mais annoncées en tête, permettent à P. Bastien de s’inscrire dans un plus vaste débat d’idées : celui qui entoure le sens à donner à la modernité. Le sociologue Norbert Elias la décrivait comme le produit d’une civilisation des mœurs : modération de l’expression publique des passions, intériorisation des émotions, pacification des mœurs. Or que voit-on ? Un âge où le supplice cruel ne fait que croître en nombre et en intensité, où la brutalité du prince s’étale en public, jusqu’à ce que sa banalité appelle une réforme. En France, on ne renoncera au spectacle sanglant qu’en 1939, année de la dernière décapitation publique. Qui voudrait voir qu’il y eut là une « civilisation des mœurs » ? Michel Foucault ensuite, le philosophe historien, désignait l’âge classique comme celui d’une grande mutation de la pensée pénale : de la torture des corps, on allait passer graduellement à celle des âmes. Et il est exact que la fin du xviiie siècle connut, en Angleterre, un grand débat sur la vertu réformatrice des prisons qui s’exporta en France au siècle suivant. Or, selon P. Bastien, mêmes si les faits sont là, leur sens n’est pas si évident. À propos des cruels châtiments d’Ancien Régime, il écrit que « le rituel fut bien autre chose qu’une destruction des corps ». Loin de n’être qu’une expiation sacrificielle, la roue et l’écartèlement étaient d’ores et déjà pensés comme des moyens de gérer la paix sociale et de dissuader le crime, via l’œil à la fois vengeur et horrifié du spectateur. D’où leur abandon dès lors que leur effet exemplaire sembla inefficient. Dans ce processus, le réformisme résulta plus d’un utilitarisme bien compris que d’un changement profond des mentalités. Quant à la compassion et au respect de la vie, on peut douter qu’ils se soient jamais imposés : de nos jours encore, la nostalgie du meurtre légal refait surface chaque fois que l’actualité criminelle l’appelle.

 

Habilement écrit, parfois porté à la digression et au tableau de mœurs, le récit de P. Bastien soulève des questions si cruciales qu’il aurait peut-être gagné à creuser plus avant les éclairages critiques qu’il apporte sur les thèses aujourd’hui canoniques des penseurs de la modernité.


Pascal Bastien - Enseignant et chercheur à l’université Laval de Québec, il est spécialiste de l’histoire judiciaire et des pratiques d’écriture. Il a publié, en 2006, L’Exécution publique à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, chez Champ Vallon.

 

La mort pour exemple

Une histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices (1500-1800). Pascal Bastien, Seuil, 2011, 339 p., 21 €


Nicolas Journet
 
http://www.scienceshumaines.com/la-mort-pour-exemple_fr_26823.html
 
 
Tag(s) : #Justice - Peine de mort - Expertises
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