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Georges Marion raconte sa version des grandes affaires politiques des vingt dernières années, vue d’une rédaction très réputée, celle du Canard Enchaîné.

 

Un journaliste d’investigation au Canard Enchaîné et au Monde raconte sa version des grandes affaires politiques des vingt dernières années. On devine d’avance l’étalage d’un narcissisme convenu sur le quatrième pouvoir, la gloriolle facile dont va s’auréoler l’auteur qui prend la plume pour faire le récit palpitant de sa chevauchée dans le monde impitoyable des affaires politiques. Et bien non. Quand Georges Marion raconte comment il a gratté, comme on dit dans les salles de rédaction, sur l’affaire des Irlandais de Vincennes, ou sur l’assassinat du prince de Broglie, c’est avec l’honnêteté du bon artisan à qui il arrive de passer à côté du scoop, comme de la vérité.


En mars 1980, par exemple, jeune journaliste, il ne va pas du tout mesurer l’importance d’un document qu’un policier va lui montrer. Il a pourtant entre les mains la preuve recherchée par toutes les rédactions de l’époque, la confirmation noir sur blanc que l’Etat français n’a pas empêché l’assassinat du prince Broglie alors qu’il était au parfum ! L’affaire fut grand bruit grâce à l’oeil avisé du rédacteur en chef du Canard Enchaîne, Claude Angeli. Amusé, parfois vengeur, l’auteur ouvre donc la porte des rédactions du Canard, du Monde. Il se moque de leurs rituels, tout en les respectant infiniment…C’est dans cet entre-deux là, que s'est niché, son talent.

 

Dans l’extrait ci-dessous, Georges Marion raconte comment il mît la main sur le document prouvant que l’Etat avait sciemment laissé le prince de Broglie se faire assassiner. Cette information lui permît d’intégrer la rédaction du Canard Enchaîné.

 

Après plusieurs semaines d’émois, l’affaire s’apaisa et l’opinion publique passa à autre chose, à peine troublée par les articles du Canard et de L’Express affirmant que, quelques mois avant la mort de Jean de Broglie, les Renseignements généraux avaient été avertis de son prochain assassinat. Cette affaire était déjà si rocambolesque qu’une telle affirmation, d’une gravité extrême mais qu’aucune autorité politique ou policière ne prit jamais la peine de démentir, fut perçue comme allant de soi. Dans la longue cohorte des bizarreries de ce dossier, ce n’était jamais qu’une très vraisemblable bizarrerie de plus. Ce qui explique que lorsque la preuve m’en fut administrée, quelques années plus tard, non seulement je ne fus pas surpris, mais je n’en vis même pas l’importance. Beau manque de flair.



Nous étions à la fin du mois de mars 1980 et je «pigeais» désormais pour plusieurs journaux, dont Le Canard enchaîné. Ce jour-là, je traînais ma curiosité au Palais de justice de Paris où un ancien inspecteur de police avait à répondre de quelques indélicatesses peu compatibles avec ses fonctions. Hormis les habitués et quelques curieux de passage assis sur les bancs du fond de la chambre correctionnelle, l’affaire n’avait pas attiré grand monde. Sans surprise, je remarquais la présence de quel­ques inspecteurs de police venus s’informer du sort de leur ancien collègue qui avait appartenu à la Brigade de recherche et d’intervention (BRI), unité de la police parisienne spécialisée dans la lutte contre le grand banditisme. Lors d’une suspension d’audience, l’un d’eux, qui avait quelques responsabilités syndicales et que j’avais croisé dans plusieurs affaires criminelles, s’approcha de moi, me prit par le bras et m’entraîna sur le banc de bois d’une galerie proche. Nous échangeâmes quelques mots pendant qu’il fouillait son porte-documents dont il sortit plusieurs feuilles de papier. «Tiens, lis ça», me dit-il.


Il s’agissait de deux rapports administratifs que je parcourus d’abord rapidement à la recherche, en haut de la page, des quelques éléments permettant d’en saisir l’importance: le nom de l’expéditeur, celui du destinataire, la date et l’objet de l’envoi. Puis je me plongeais dans la lecture du premier rapport, daté du 1er avril 1976. Sur papier à en-tête de la direction de la police judiciaire de Paris, «l’inspecteur de police Michel Roux et les inspecteurs du groupe VP (voie publique)» avaient «l’honneur de rendre compte» à leur supérieur, le commissaire principal Claude Sirurguet, chef de la dixième brigade territoriale (BT), de la prochaine mise sur le marché de faux bons du Trésor. L’information, précisait le rédacteur dans un style administratif d’une grande pureté, avait été portée «à sa connaissance, de façon confidentielle par une personne désirant conserver le plus strict anonymat». Un avocat «exerçant au barreau de Paris», ajoutait encore le rapport, était mêlé à l’affaire.

 

Le deuxième rapport, toujours rédigé par l’inspecteur Roux mais adressé, cette fois, au commissaire Jean Dufour, successeur du commissaire Sirurguet à la tête de la 10e BT, était daté du 27 septembre 1976. Faisant référence au rapport précédent, son auteur annonçait que la mise en circulation des faux bons du Trésor était maintenant imminente. Les deux commanditaires qui pilotaient l’opération, était-il indiqué, étaient également mêlés à divers trafics de véhicules, d’or, de faux dollars et de drogue. Il s’agit de «deux hommes de grand renom, l’un étant propriétaire de grands restaurants parisiens, l’autre exerçant une activité politique», poursuivait l’auteur du rapport qui terminait son propos par quelques lignes inquiétantes: «Il est à préciser qu’à la suite d’une indélicatesse commise par l’homme politique lors d’une affaire précédente portant sur plusieurs millions, ce dernier devrait être abattu par des hommes de main dans les jours prochains, certainement avant l’opération Bons du Trésor.» En annexe figuraient les noms et les adresses des personnes évoquées. Le propriétaire de restaurants s’appelait Pierre de Varga; l’homme politique et future victime n’était autre que Jean de Broglie, improprement qualifié de sénateur et non de député.

 

Les timbres et les annotations diverses contenus en marge du document ne permettaient pas d’en douter: trois mois avant son assassinat, la direction de la police judiciaire de Paris, alertée par un inspecteur de banlieue, savait qu’un «contrat» avait été lancé contre le député de l’Eure, le prince Jean de Broglie. Comme un cercle qui se ferme, le rapport que j’avais entre les mains confirmait les soupçons entourant une affaire qui commençait à s’effacer des mémoires, y compris de la mienne. J’avais le sentiment, erroné, que ce que je lisais ce jour-là était connu de tous, même si, jusque-là, personne n’en possédait la preuve.


Je demandais à mon informateur s’il acceptait de me laisser une copie du rapport. Il y avait là, lui dis-je, matière à un petit article illustré d’un de ces fac-similés qu’affectionnait Le Canard. Mon interlocuteur refusa tout net, expliquant que les feuillets lui avaient été donnés par l’un de ses collègues, «pour information», à condition toutefois qu’il ne les fasse pas circuler. Pour quel motif ce don limité? Et pourquoi, alors, les porter à ma connaissance? Agissait-il par sympathie à mon égard, sentiment beaucoup plus commun que ne le croient les lecteurs, souvent enclin à soupçonner de troubles relations entre un journaliste et ses sources? Cherchait-il à couvrir quelque chose ou quelqu’un? Il ne me le dit pas et, tout compte fait, cela m’était indifférent. J’avais vu un document et j’entrevoyais la perspective d’un article un peu corsé, ce qui, avec la promesse d’une bonne pige, suffisait à mon orgueil de journaliste d’investigation débutant.

 


Le surlendemain, j’assistais à la conférence de rédaction du Canard où, chaque mercredi après-midi, est discuté à gros traits le sommaire du prochain numéro. Lors de cette réunion, chacun présente ce qu’il a dans son «panier» et évoque ce qu’il prépare. Ces moments-là pouvaient être pénibles, surtout lorsque aucun sujet décisif ou original ne se dégageait. Une semaine avant l’échéance, l’on sentait alors poindre l’angoisse de Claude Angeli, le responsable des pages d’actualité. Sous sa direction, depuis dix ans, le journal avait multiplié enquêtes et révélations qui avaient fait grand bruit. Il avait désormais la redoutable obligation de confirmer régulièrement sa réputation de dénicheur de secrets et ce n’était pas reposant tous les jours.

 

Vint mon tour de parler. J’évoquais le rapport que j’avais lu, trouvant «marrant» que quatre ans après les faits on ait enfin confirmation de ce qui avait été soupçonné, à savoir que la police était avertie des menaces d’assassinat qui pesaient sur le prince de Broglie. Je précisais que, si j’avais vu le document, je ne l’avais malheureusement pas entre les mains. Ingénu jusqu’au bout, j’estimais que l’affaire méritait quand même «un petit article de page 5», endroit où, sous forme resserrée et humoristique, étaient traités les sujets d’importance secondaire.


Je me souviens encore aujourd’hui du regard de Claude Angeli qui, sans bouger, me fixa un bref moment à travers ses épais verres de myope. La tête penchée, la bouche crispée autour d’une cigarette dont la fumée lui faisait fermer l’œil, le cou enserré dans son inévitable cache-col, il affectait une apparence détachée, comme s’il prenait note d’une proposition parmi d’autres. Puis il donna la parole à mon voisin, sans autrement s’appesantir. Mais la réunion à peine terminée, il me glissa sur un ton où l’ordre se mêlait à la curiosité: «Tu viens dans mon bureau?», faisant signe à Nicolas Brimo de nous y rejoin­dre. Nous y étions à peine entrés qu’il ferma la porte derrière lui, ce qu’il ne faisait que lorsqu’il fallait préserver l’intimité qui accouche des grands secrets.


«Ce rapport, tu l’as vu? lu? quand? Qu’y avait-il dedans?» demanda-t-il d’une seule tirade.


Je lui répétai les circonstances dans lesquelles j’avais pris connaissance du rapport et lui fit un compte rendu détaillé de son contenu.


«On peut l’avoir?


– Je l’ai demandé, mais c’est non.


– Il nous le faut.»


À en juger par le ton et l’intérêt de Claude Angeli, je commençais à comprendre que j’avais piteusement sous-estimé l’importance de la pièce qui m’était passée entre les mains. Comme pour mieux enfoncer le clou, l’on m’expliqua alors les dessous d’un dossier que je n’avais vu que de mon bureau de Rouge, c’est-à-dire de très loin, alors que Le Canard avait travaillé dessus longtemps et d’arrache-pied.



S’il n’avait fallu à la police que quelques heures pour arrêter les assassins du prince de Broglie, racontèrent Claude Angeli et Nicolas Brimo en se donnant le relais, c’est, comme le confirmaient les rapports qui m’étaient passés entre les mains, qu’elle avait été informée avant les faits des menaces qui pesaient sur la victime comme des noms de ses assassins potentiels. Et pourtant ces indications n’avaient pas empêché le député de l’Eure d’être assassiné. Malheureuse sous-estimation du renseignement?

 

 

Profession « Fouille–merde »

Virginie Roels | Samedi 04 Octobre 2008

http://www.marianne2.fr/Profession-Fouille-merde_a91816.html

 


Georges Marion, Profession « fouille-merde », Ed. Seuil, septembre 2008, 18 euros.

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