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En voulant émerveiller sa fille, elle a émerveillé le monde. Après une enfance privée d'insouciance, elle devient couturière pour offrir à  sa "princesse" une garde-robe éblouissante. Puis s'immisce dans le cénacle de la haute couture.

 

Dans l'embarras du Paris fin de siècle qui, trop heureux d'oublier Sedan, se laisse complaisamment happer par un modernisme dilettante, une fillette détale, un carton à  chapeaux sous le bras. Infatigable trottin, elle court après l'omnibus, sinon pour l'attraper, du moins pour s'aider de sa vitesse... Course après course, elle économise, ainsi, le prix des tickets et, la cheville volontaire, elle s'épuise encore en livraisons labyrinthiques et recommencées.

 

Mi-compatissants, mi-railleurs, les habitués de l'impériale ne l'appellent plus que " la Petite Omnibus ". Claquemurée dans sa fraîcheur opiniâtre, Jenny n'en a cure. Sans lever les yeux, elle continue sa route. La futilité du sentiment, elle ne connaît pas. Ce qu'elle a, déjà, étouffé en elle, c'est l'insouciance. Il lui faudra beaucoup de temps pour redevenir une enfant.

 

Née en janvier 1867, au 35 de la rue Mazarine, Jeanne - que les siens appellent plus volontiers Jenny - est l'aînée des onze enfants que Sophie-Blanche Deshay a donnés à  son époux, Constantin-Bernard Lanvin. Ce statut écrasant qui, certes, éveille son sens des responsabilités, lui interdit, néanmoins, tout caprice. Jeanne, très tôt, prend à  bras-le-corps les soucis de la maisonnée, au point d'apparaître, aux yeux de ses frères et soeur, comme une seconde maman.

 

Entre deux occupations, elle trouve, toutefois, le temps de s'isoler et, religieusement, elle considère sa collection de tissus dans laquelle elle pioche pour créer des robes de poupée qu'elle... vend le dimanche, passage Choiseul. Les Lanvin sont loin de rouler carrosse.

 

Journaliste au Rappel - quotidien républicain fondé, en 1869, par Victor Hugo, ses fils Charles et François, Paul Meurice, Auguste Vacquerie et le pamphlétaire Henri Rochefort - Constantin-Bernard Lanvin s'enorgueillit davantage de son carnet d'adresses que de ses émoluments. Il se pique, en effet, de côtoyer le poète auprès de qui il introduit une cohorte d'admirateurs... Comme si les miettes de la gloire des grands suffisaient à  voiler ses propres misères !

 

Dans ses turbulences, le destin des Hugo a, il est vrai, d'ores et déjà, croisé celui des Lanvin. Et l'occasion n'est pas des moindres. C'est avec un sauf-conduit établi pour Firmin Lanvin, père de Constantin-Bernard, que, le 8 décembre 1851, le très illustre proscrit prend le chemin de l'exil. Un sosie typographe sera son impérial atout. La maréchaussée piaffe encore. Il n'en faut pas davantage à  l'anecdote pour cousiner avec l'Histoire ! Comment s'étonner, alors, de ce que, pétrifiée d'angoisse, la petite Jeanne soit amenée à  glisser sa main dans celle du monumental Hugo ? Juliette Drouet lui offrant, pour sa part, une chaînette d'or et, comme tombée du ciel, la magie d'une caresse.

 

L'heure n'est pourtant pas à  l'éblouissement. Arpète chez Boni Modiste dès l'âge de treize ans, Jeanne passe, en 1883, chez Madame Félix qui, songe prémonitoire, tient son atelier au 22 rue du Faubourg-Saint-Honoré... berceau de la future maison Lanvin.

 

Promue première garnisseuse de chapeaux, Jeanne pointe, bientôt, à  cent francs par mois. Conquise par sa vivacité d'esprit et sa volonté sans défaut, Madame Félix l'initie à  la sparterie fine, au chiffonnage des fleurs et des rubans, au savant assemblage des tons et des colifichets. Et, tandis que Paris étire refrain sur un vibrato gouailleur (" Je suis modiste / Rien ne me résiste... "), début 1885, Jeanne Lanvin décide de s'établir à  son compte. Son capital ? Un louis d'or, une seule cliente et l'avance que ses fournisseurs lui ont consentie. Mais dans la tête, toujours, la détermination aveugle de ceux qui commencent un nom.

 

A la précarité d'une chambre de bonne, elle préfère le " léger mieux " du local de la rue Saint-Honoré qu'elle déserte, finalement, pour le confort relatif d'un atelier, rue des Mathurins. Nuit et jour, Jeanne s'abîme dans le labeur. Gestionnaire redoutable, elle est sur tous les fronts : elle passe commande, reçoit, crée et tient à  assurer elle-même ses livraisons. Elle s'offre, à  cet effet, un triporteur à  pédales qui lui permet de faire l'économie d'un salaire de... trottin ! L'ambition se penche rarement sur le souvenir.

 

En 1889, Jeanne Lanvin s'installe rue Boissy-d'Anglas où se presse une clientèle aisée, séduite par la luxueuse simplicité qui caractérise ses coiffes. Nonobstant les " queues " - entendons, les " ardoises " - que certaines lorettes laissent à  la modiste, le chiffre d'affaires de la société s'envole. Mais, poursuivie par un serment de gloire, Jeanne Lanvin ne veut pas d'une réussite passagère. Et, loin de se laisser griser par le succès présent, flanquée de sa soeur Marie-Louise, elle fréquente, désormais, les théâtres de la mondanité pour saisir l'air du temps, prévenir la demande. Longchamp, où gentlemen-riders et coquettes s'abandonnent à  une nonchalante guerre de plaire, devient son terrain d'observation favori.

 

Dans ce monde frelaté où les sympathies trompeuses servent les trahisons véritables, la courtoisie glacée des soeurs Lanvin, assurément, détonne. Mais, c'est connu, la réserve qu'on oppose aux séducteurs éperonne leur désir. Incorrigible Lovelace, le comte Emilio di Pietro lance le pari, au sens propre du terme : tôt ou tard, il aura raison de la grâce distante de Jeanne qui, ne badinant pas avec la vertu, l'accule au mariage. Autant dire don Juan dans un cloître !

 

Devant la passion, qu'importent les dissonances. C'est, bel et bien, un fieffé viveur que Jeanne Lanvin choisit, en 1895, pour une union éclair dont le plus grand mérite est, à  n'en point douter, la naissance d'une fille dotée d'un prénom de perle, Marguerite. Entre Emilio et Jeanne, les liens se distendent rapidement. Le divorce est prononcé en 1903 et les chemins, à  jamais, bifurquent. L'un est rattrapé par ses frasques, l'autre par l'ouvrage. Jeanne compense le naufrage des illusions par l'émerveillement d'être mère. Pour " Ririte ", elle réapprend à  faire danser ses aiguilles qui, tour à  tour, bâtissent, pirouettent, froncent ou festonnent. " Une garde-robe, peu à  peu se dessine ; la plus éblouissante qu'ait jamais portée une enfant, cousue d'amour et de génie ", commente Elisabeth Barillé.

 

Jeanne Lanvin consigne au vestiaire de la mièvrerie l'inévitable pull marin et les robes lourdes à  force de sagesse. Inlassablement, elle innove : blazer à  boutons dorés, manteau d'hermine frangé de noir, bonnet napolitain en maille d'argent, guêtres en peau d'ange, blouse en broderie anglaise... Elle libère la silhouette enfantine qu'un passéisme falot a, longtemps, engoncée. Contre tout usage, elle opte pour une taille longue et droite qui, dans un double effet, accuse la sveltesse du corps et la fluidité de l'étoffe. Et, lorsqu'elle retrousse un ourlet qu'elle froisse pour le maintenir en formes, c'est l'empreinte d'une maison, le fameux " style Lanvin ", qu'elle inaugure, sans le savoir. Les habituées de la rue Boissy-d'Anglas ne s'y trompent guère. Elles supplient Jeanne Lanvin d'habiller leur progéniture. La modiste qui, dès lors, tourne couturière, croule sous les commandes. En 1902, la " mode pour enfants " est, ainsi, lancée.

 

Mais, si les marmots grandissent, Jeanne n'entend pas se départir d'une clientèle qu'elle a conquise. En 1908, elle ouvre donc les départements " enfant ", " jeune fille " et " femme ". L'année suivante, elle adhère au Syndicat de la couture parisien. C'est d'égal à  égal qu'elle appréhende le travail des grands créateurs (Paquin, Chéri, Poiret). Et, comme elle ne refuse aucune audace à  son talent, à  l'heure du turban à  aigrettes, elle prend malice à  présenter des bandeaux piqués de roses et des bonnets du soir perlés d'émeraudes.

 

Pour les débuts de leurs filles à  la Cour, c'est à  la " virginité artistique " de ses dons que certaines ladies en réfèrent inéluctablement. Et, là  encore, Jeanne Lanvin réalise un tour de force : elle improvise, en un mois, dix-sept modèles différents dont Londres se complaît à  rappeler la majesté discrète. " L'imagination doit d'abord servir à  voir d'avance les défauts de ce qu'on imagine, il faut créer en retranchant ", abrège-t-elle, en prêtresse de la mode.

 

La Grande Guerre n'entame point la prospérité du commerce de luxe. Eu égard aux événements, la maison Lanvin, certes, assombrit ses coloris. La couturière, néanmoins, a à  coeur de " garder son calme et [de] travailler ". Elle continue d'exporter ses créations, (jusqu'en Russie !), participe, en 1915, à  l'Exposition internationale de San Francisco et repense, en 1917, la tenue de l'armée américaine. Le soldat moderne devra se familiariser avec le battle-dress, blouson serré à  la taille, qui éclipse définitivement une veste jugée peu commode.

 

A la fin du conflit, Jeanne Lanvin - que d'aucuns disent atteinte de la " maladie de la pierre " - règne sur trois immeubles. En dix ans, elle a littéralement investi le faubourg Saint-Honoré où, plus que jamais vouée au culte de la famille, elle embauche tous ses proches. Sur la porte de son bureau, six lettres déclinent, malgré tout, l'autorité muette de celle qui n'autorise aucun écart : " Madame ".

 

Matinale, Jeanne Lanvin arrive chaque jour du Vésinet dans un tonneau (petite calèche) tiré par un poney. Une natte autour de la tête pour toute auréole, elle fait, aussitôt, irruption dans chacun des ateliers, inspecte, intervient sans verbiage ou se contente d'un regard approbateur. " Dès qu'elle arriv[e], tout le monde [est] sur les dents : elle [est] partout. Elle n'[a] ni caprices ni colères mais elle détest[e] être dérangée inutilement ", commente Mademoiselle Renée, la plus proche de ses collaboratrices. Et, de fait, " Madame " a tôt fait de réprimer les interpellations déplacées d'un trait systématique et sans appel : " Quand je ne dis rien, c'est que j'approuve ! " Puis, elle se fraie un passage entre les cousettes et disparaît derrière un nuage d'Organza.

 

Remariée, depuis 1907, au journaliste du Temps , Xavier Melet, devenu consul de France à  Manchester, Jeanne Lanvin peut, avec lui, donner libre cours à  sa frénésie des voyages qui constituent une source d'inspiration inépuisable. " Il n'est pas un couturier qui s'est documenté autant que Jeanne Lanvin. [...] Elle a interrogé tous les folklores pour tenter d'en faire traduire les trouvailles ornementales par ses ateliers de broderie ", insiste Lucien François, historien de la mode.

 

Au cours de ses errances, elle décroche, çà  et là, un détail architectural, croque une arabesque, acquiert mille et un tissus qui viennent enrichir sa " bibliothèque d'étoffes ". Autant de réminiscences qui inspireront, notamment, le délicat perlage de ses fameuses " robes de style " et, plus tardivement, le jeu subtil d'opacités et de transparences des modèles du soir.

 

En 1925, à  l'occasion de l'exposition des Arts décoratifs de Paris, la vice-présidence du Pavillon de l'élégance échoit à  Jeanne Lanvin qui, à  cette date, emploie plus de huit cents personnes dispersées en huit ateliers ! Du reste, la République ne tarde à  témoigner sa reconnaissance à  la plus illustre de ses ambassadrices. Au nom du président Doumergue, Sacha Guitry lui décerne rosette et se fend du rituel compliment : " Il y a longtemps qu'on vous couvre de roses, / Il est juste, enfin, que vous ayez la rosette. / Fêtant, comme il convient, l'artiste que vous êtes, / Il est normal que, ce soir, on l'arrose / Et qu'on s'écrie, en choeur, à  gorge dégrafée : / Vive un gouvernement qui décore une fée ! "

 

Non contente d'inaugurer de nouveaux départements (Lanvin Parfums, Lanvin Fourrures, Lanvin Tailleurs et chemises), la couturière ouvre une série de succursales, tant dans les stations balnéaires en vogue (Biarritz, Cannes, Deauville, Le Touquet) qu'à  l'étranger (Londres, Madrid, Sao Paulo...). Un jour, à  la faveur d'une escale sur la Côte basque, elle s'inquiète de voir tourner une longue voiture noire autour de sa vitrine. Finalement, le véhicule s'immobilise. Un passager à  la tête de vieil ivoire en descend, franchit le seuil de sa boutique, se décoiffe aussitôt et s'incline devant la créatrice : " Il faut des doigts de fée, Madame, pour qu'une telle harmonie vous obéisse ! " Puis, aspiré par un halo matinal, il se retire. Une portière sombre peut, alors, se refermer sur Alphonse XIII d'Espagne. Il arrive, parfois, que république et monarchie tressent louanges communes...

 

En 1938, elle est élevée à  la dignité d'officier de la Légion d'honneur. Sa vie, pourtant, continue de courir " sur un fil tendu " entre le palais des merveilles qu'elle s'est offert rue Barbet-de-Jouy et ce que, " fidèle au langage de ses débuts ", modestement, elle appelle le " magasin ". De temps à  autre, bien sûr, une incartade dans le familier jardin de Verrières. Ne fût-ce que pour la beauté de la feuille qui se détache du marronnier... Une feuille parfaitement dentelée que Louise de Vilmorin ne sera pas surprise de retrouver " au revers d'une veste de sa prochaine collection ".

 

Au lendemain de la guerre, la plus enchanteresse des fourmis qui, " en voulant émerveiller sa fille, de fil en aiguille, a émerveillé le monde ", se résigne à  ranger son coussinet d'épingles. Le seul défilé envisageable est, pour elle, celui des souvenirs. Mais " Madame ", c'est connu, ne donne pas dans l'apitoiement. Le classicisme novateur qu'elle a imposé comme l'affirmation d'un style se contente, alors, d'ouvrir une voie royale au new look de Dior. Et, le 8 juillet 1946, les mains qu'Yvonne Printemps n'a cessé d'admirer, brusquement, s'assagissent. Elles ont fini de " se retrouss[er] vers le ciel ". Ce matin-là, pour la première fois, elles apprennent l'immobilité.

 

La tendresse maternelle crée un empire d'élégance

01/08/2002 Historia

Par Pascal Marchetti-Leca

 http://www.historia.fr/content/recherche/article?id=7456

 

Sa fille, son unique amour

 

A regarder de près les figurines qui authentifient les produits Lanvin, c'est bien un mouvement de recul que Marguerite di Pietro oppose aux élans maternels. Pourtant, a-t-on jamais connu une osmose plus parfaite entre mère et fille ?

 

Par sa venue au monde, Marguerite offre à  Jeanne la révélation de son génie créateur. Première inspiratrice, premiers modèles, première ambassadrice de la maison Lanvin. Elle conserve, néanmoins, le souvenir horrifié de ses promenades endimanchées : " Dès que j'étais habillée, j'avais envie de me cacher. Je préférais ma chambre aux plus belles excursions et les paysages ne valaient pas, pour moi, la présence d'un piano. Maman ne pouvait pas comprendre pourquoi je n'étais pas heureuse puisqu'elle me donnait tout ce qu'elle avait désiré et que je ne désirais pas ! " Ce que Marguerite aime par-dessus tout, c'est la musique. Et, bien sûr, Jeanne ne lui refuse rien. Elevée à  la gelée royale, elle reçoit, ainsi, des leçons de piano et de chant des maîtres les plus prestigieux, Lucie Caffaret, notamment. Aussi la " princesse " de sa mère est-elle à  même d'enregistrer les Madrigaux de Monteverdi qui, aujourd'hui encore, figurent au catalogue Pathé-Marconi.

 

En 1917, Marguerite épouse le docteur René Jacquemaire, petit-fils de Georges Clemenceau. Pour le jeune couple, Jeanne Lanvin acquiert l'hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy que la marquise Arconati Visconti, une amie de Réjane, a habité dans les années 1880. Elle décide même d'adjoindre à  cette bâtisse une construction dont son médecin de gendre pourrait faire une clinique. Mais, coupant court à  tout projet, le ménage se disloque. Marguerite, finalement, convole avec le comte Jean de Polignac qui, dans la foulée, la rebaptise Marie-Blanche. Les dimanches des Polignac sont très courus. Leur salon s'ouvre généreusement à  des pléiades d'artistes.

 

Le style maison

 

Selon Louise de Vilmorin, dernière causeuse du siècle (comprenons le XXe), Jeanne Lanvin " n'avait aucune conversation ". Son génie ? Tout au plus, un " obscur instinct " auquel elle s'efforçait d'obéir... Comment expliquer une telle méprise, si ce n'est que l'une traduisait en propos diserts tout ce que l'autre s'employait à  celer ? Louise ignorait-elle que ce " fameux bleu qu'on a appelé le bleu Lanvin ", Jeanne l'a emprunté au " doux Fra Angelico " qu'elle a admiré " à  s'en raidir la nuque " ? " Madame " est d'un tempérament si peu volubile... C'est pourtant bien ce bleu vitrail qu'elle a fixé comme " une parure d'idéal sur ses robes "... ou comme une oeillade céleste sur la façade de la maison Lanvin.

 

Quant à  la griffe qui estampille chacune de ses créations, c'est au graphisme avant-gardiste de Paul Iribe (1883-1935) que Jeanne Lanvin la doit. Ce dernier s'est plu à  styliser un cliché représentant la couturière et sa fille en tenue de bal. Et ce langage publicitaire novateur porte tout naturellement la même Louise de Vilmorin à  abréger : " Une femme à  grande mitre penchée sur une enfant pareillement mitrée. L'enchanteresse enchantant la future enchanteresse. C'est le résumé de la vie de Jeanne Lanvin ". Que croire chez l'incorrigible Louise ? Les clabauderies d'Arsinoé ou les attendrissements de Cosette ?

 

Le décorateur délirant et la faiseuse de rêves

 

C'est chez le couturier Paul Poiret que Jeanne Lanvin croise, en 1920, le décorateur Armand-Albert Rateau (1882-1938). Cette rencontre réunit " une faiseuse de rêves et son magistral concepteur " qui, ensemble, vont imprimer aux canons de l'art décoratif une empreinte révolutionnaire.

 

Ancien élève de Hoenstschel et d'Alavoine, Armand-Albert Rateau doit à  sa fortune personnelle de pouvoir faire cavalier seul, loin de tout cénacle. " Il s'écart[e] autant du néo-traditionalisme du groupe Ruhlmann, Groult, Sue et Mare que du modernisme cubisant des Follot, Francis Jourdain, des Mallet-Joris ", précise Eveline Schlumberger.

 

Inventif à  souhait, Rateau allie le goût des beaux matériaux et le sens du perfectionnisme. Pas de doute, " Madame " et lui sont de la même pâte. Mieux. Ils sont complémentaires au point de se surprendre l'un l'autre par l'originalité de leurs vues, la certitude de leur sens esthétique et l'accord de leurs visions respectives.

 

Tous deux assurent, d'abord, l'aménagement de l'hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy (1920-1921) pour lequel ils choisissent un décor orientaliste qui revisite l'islam de l'Alhambra. Ils créent, peu après, Lanvin-Décoration et offrent à  l'actrice Jeanne Renouard un écrin de velours bleu et de boiseries d'or finement chantournées, le théâtre Daunou. Ils se penchent enfin sur la décoration des magasins du faubourg Saint-Honoré et font preuve, dans ce projet, d'une " imagination délirante ". La cage de l'ascenseur à  " grille ciselée [et] rectangles historiés " constituant, à  elle seule, une impensable curiosité.

 

Ses clients : le gotha européen

 

" Worth habillait les cours, Poiret les artistes, Jeanne Lanvin, les artistes et les théâtres : elle leur donnait, à  ces jeunes filles, un air de fantaisie poétique qui les apparentait à  celles de Francis James et de Marie Laurencin ", note Louise de Vilmorin, décidément très attentive à  la carrière de " Madame ".

 

Si, effectivement, la couturière commence par redessiner la garde-robe des enfants, elle finit par " habiller la famille en toutes circonstances ". Entre-temps, elle éblouit la gentry londonienne par la grâce neuve qui émane de ses modèles, réinvente l'uniforme du soldat américain, habille les cours royales et les mariages du gotha européen.

 

Mais, à  la scène comme à  la ville, ses clientes les plus assidues sont les comédiennes : Blanche Montel, les Dolly Sisters qui se produisent au théâtre des Ambassadeurs, Mistinguett, Cécile Sorel, Valentine Tessier, Maria Casarès et Arletty (dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné), Régina Camier, Raquel Meller et, entre toutes, Yvonne Printemps, seconde épouse de l'ami... Sacha Guitry, qui aiguillera toujours ses compagnes chez Lanvin.

 

Dès 1901, " Madame " crée, également, son premier habit d'académicien pour Edmond Rostand (1868-1918). D'une certaine façon, elle fait, aussi, son entrée sous la Coupole. Et lorsqu'on l'interroge sur le secret de sa réussite, sans se démonter, elle rétorque déjà : " Un général ne doit pas balayer la cour du quartier ! "

 

Un parfum au diapason

 

Pour les 30 ans de sa musicienne de fille, Jeanne lui offre Arpège. Pour le flaconnage, elle fait appel à  la manufacture de Sèvres qui enferme la fragrance dans une boule noire couronnée d'une pomme de pin en bronze.

 

Le louis d'or fétiche

 

Ses premières économies, Jenny tient absolument à  les convertir en or. Et ce louis rudement gagné, Jeanne Lanvin l'a conservé toute sa vie comme une pièce fétiche. Chaque année, pour la Chandeleur, il réapparaissait, faisait le tour des ateliers et, réunies autour de la galette traditionnelle, les cousettes se le passaient de main en main pour conjurer l'infortune. C'est, à  n'en point douter, la seule lubie que " Madame " a opposée à  son naturel mesuré. Le 8 juillet 1946, dans le clair-obscur d'une alcôve tapissée de shantung bleu, Marie-Blanche de Polignac l'a, une dernière fois, ressorti pour le glisser dans la main de celle qui, dans son dernier voyage, ne pouvait oublier l'espoir qui perçait dans les larmes du trottin.

 

 

Repères

 

1867

 

Naissance à  Paris.

 

1880

 

Débuts de modiste.

 

1885

 

Elle ouvre son propre magasin.

 

1902

 

Elle lance la mode pour enfants.

 

1908

 

Ouverture du département femme.

 

1917

 

Elle crée le blouson des soldats américains.

 

1946

 

Décès à  Paris.

 



Jeanne Lanvin, ou l'histoire d'une ascension fulgurante: ainsi pourrait-on résumer la vie de cette petite femme industrieuse, née en 1867 dans une famille modeste de onze enfants. Après avoir connu le succès avec ses chapeaux, elle fonde en 1909 sa maison de couture, qui devient dans l'entre-deux-guerres un véritable empire. Douée d'un sens aigu de la publicité (le " bleu Lanvin " devient bientôt mythique), proposer une mode masculine au côté de la mode destinée aux femmes ; mais elle lance aussi des parfums en France (Arpège), crée des succursales en France (Biarritz, Deauville...) et à l'étranger (Brésil, Argentine). Elle habille alors le tout-Paris cosmopolite et artiste, séduit par cette mode destinée à une jeune fille idéale et moderne. Une clientèle dont elle n'hésite pas a suivre les goûts parfois douteux (citons le robe de " Mussolini ", ou encore la robe " Vel d'Hiv " crée pendant la guerre). Mal mariée deux fois, Jeanne Lanvin aura eu une passion : sa fille, égérie de la maison depuis son plus jeune âge, mariée d'abord au petit-fils de Clemenceau, puis en 1924, au prince de Polignac (allié aux Monaco). Par sa fille, la petite modiste touchait enfin à la consécration mondaine. Sa mort, en 1946 ; scelle le destin d'une aventurière du luxe, que Coco Chanel a injustement éclipsé jusque-là.

 

About the Author

 

Jérome Picon a préfacé les Ecrits sur l'art de Proust dans la GF (1999) et, en collaboration avec Isabel Violante, de Victor Hugo ; La légende et le siècle et de Victor Hugo contre la peine de mort (Textuel, 2001).

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