Dans sa chambre de l'hôtel Berkeley, avenue Matignon, le capitaine Karl Bazinger prenait son bain.
Il s'était réveillé trop tôt : un souci. Son fils Werner allait être appelé. En garnison à Berlin même, il est vrai dans un premier temps : l'Ecole de l'Air. Bazinger, une jambe pliée, se
savonnait la cheville. Peau fine. Pilosité modeste excepté sur le crâne : ses cheveux poussaient de plus belle, à quarante-huit ans passés. «Une vraie pelouse, bien tondue» : un mot de Madeleine.
Karl Bazinger sourit. Les très jeunes femmes ne lui disaient pas grand-chose, mais Madeleine, sa chevelure noire un fleuve, lovée sur son sofa, à divaguer après l'amour, sur Nietzsche, ses jambes
interminables ramenées sous le menton, oui Madeleine, elle, le touchait. Les pelouses, il n'aimait pas. Dans sa maison, en Saxe, il fauchait ou laissait les moutons brouter sous ses fenêtres, au
petit bonheur. Il considérait leurs visages. Pour lui, les moutons avaient des visages. Visages d'une enfance, curieusement, alors que la sienne il l'avait passée sans qu'il y eût un seul mouton
à contempler.
Karl Bazinger avait un autre fils, Peter, sept ans. Loremarie, sa femme, gardait, immuable, la maison. Les premières contre-attaques des Russes ne promettaient pas une permission bien proche. Peu
importe, puisque sa vie à Paris était pas mal divertissante. De Malesherbes à Passy, via le faubourg Saint-Germain, on l'accueillait à bras ouverts.
Les jeudis, dîners chez les Nallet, salon de boiseries blondes donnant sur un jardin où les oiseaux chantent à tue-tête, pâtes aux truffes, salade de pissenlits cueillis au Bois de Boulogne,
haut-brion. Rarement plus de quatre convives. Un soir, Karl Bazinger se trouve devant Drieu, un autre il est surpris de revoir là Eloi Bey, sa vieille connaissance du Caire, un troisième, c'est
Coco Chanel, couverte de chaînes et d'émeraudes, ou Serge Lifar.
Une seule alarme, jusqu'ici, à propos de ses fréquentations de la fine fleur parisienne : une remarque en coup de vent, de von Stülpnagel - ils se croisaient dans un couloir du Majestic :
«J'aurai bientôt du mal à vous maintenir à Paris, mon cher Karl. Parlez toutes les langues que vous voudrez, vous en connaissez tant, mais arrangez-vous pour que votre nom ne vienne pas sur le
tapis, à l'Office de Sûreté !...»
De quelle langue pouvait-il s'agir ? Ah si ! Chez ces mêmes Nallet, mais quand ça ? Il y avait là cet antiquaire du Faubourg Saint-Honoré, son éternel châle de vigogne sur l'épaule. On parlait
des lettres de Rimbaud, les lettres d'Abyssinie. Etait là aussi son ami Féval, le photographe de la place des Vosges, chez qui Bazinger aimait entrer sans prévenir, chaque fois qu'il passait par
là. Puis la conversation était venue sur Yeats. Féval dormait. Madeleine, sous la table, de sa souple cheville caressait la jambe de Karl Bazinger, et lui se mettait à parler anglais. On parle
souvent anglais chez les Nallet, c'est leur langue d'origine. J'oublie les domestiques. Ils sont là plantés comme des fantômes. Lui, officier de la Wehrmacht, parlait anglais dans le beau monde.
Cela s'était su. Les Bruns s'immisçaient partout, même à mille kilomètres de la Prinz Albertstrasse. Karl Bazinger eut un frisson : l'eau du bain s'était refroidie.
Il fit couler de l'eau chaude tout en remontant le cours des derniers mois. Il se revoyait convoqué, une quinzaine de jours plus tôt, par le colonel Oswer, du cabinet de Schelenberg, rien de bien
méchant. Dans les années 20, Peter Oswer et lui étaient condisciples à Göttingen, ils y faisaient leur droit.
Vos mondanités, Bazinger, disait le colonel nouvellement promu, c'est toute une légende déjà, vos succès auprès des femmes... Excellent, on vous félicite ! Mais si nous parlions de la façon dont
nous pourrions faire fructifier vos talents de société... Vous ne voyez tout de même pas nos services doublés par la Gestapo ? Elle empiète déjà sur nos prérogatives, vous vous en doutez... Eh
bien, il s'agirait tout simplement, Bazinger, de faire, dans vos fréquentations, un choix. Et d'ouvrir l'oreille, vous me suivez ? Cette dame russe, le docteur Troubetskoï, une princesse - oui,
je sais, ils se disent tous princes, ces Russes blancs -, il y a des choses pas inintéressantes qui se trament dans sa clinique, à Bourg-la-Reine... Y êtes-vous allé à propos ou ne vous
rencontrez-vous que dans les cimetières ?... Et cette exquise créature, Eloi Bey, chez qui vous prenez le thé, place du Palais Bourbon, vous n'allez pas me dire que vous ignorez qu'elle se
compromet jusqu'au cou avec l'Intelligence Service... Oh, jusqu'ici ces Français ne nous font pas trop d'histoires, c'est vrai, mais la guerre s'enlise, Bazinger. En pays ennemi, il faut
s'attendre à tout.
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Le choix des libraires : Choix de Michel Sanche de la librairie LIBELLIS à Narbonne, France - 18/07/2008
Je n'ai trouvé aucune critique ni aucun compte rendu de ce livre paru en avril. J'ai l'impression qu'il est passé complètement inaperçu. Avant qu'il ne soit trop tard, lisez et conseillez ce magnifique roman, sensible et émouvant.
Entre Paris et la Russie, pendant l'occupation allemande, le destin de trois personnages pleins d'humanité.
L'anti-Bienveillantes...
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Les présentations des éditeurs : 30/03/2008
C'était l'an 42
Nella Bielski
1942 : la barbarie nazie est à l'oeuvre en Europe. L'Allemagne a quasiment défait tout le continent et menace la Russie.
Dans Paris occupé, Karl Bazinger, officier de la Wehrmacht, réalise qu'il ne peut plus ignorer ce qu'est cette guerre. Aventurier, voyageur, parfait gentleman, Karl a jusqu'alors toujours
privilégié la vie à la politique mais désormais il s'interroge sur le régime qu'il sert. En Allemagne, son ami de la Luftwaffe Hans Bielenberg a trouvé la réponse à ce dilemme dont il sait avec
certitude qu'elle le conduira à la mort. À Kiev, la doctoresse et guérisseuse Katia prend soin de ce qu'il reste de sa famille, décimé à la fois par le Goulag et le massacre de Babi Yar.
Dans un style lumineux et sur le ton de l'élégie, Nella Bielski entremêle, dans ce roman très russe, les destins de vies prises dans les soubresauts de l'Histoire. C'était l'an 42 est ciselé
comme un tableau de maître.
Un roman dense et insaisissable, bouleversant et original.
John Le Carré
Auteur : Nella Bielski
Date de saisie : 19/04/2008
Genre : Romans et nouvelles - français
Éditeur : Quidam éditeur, Meudon, France
Collection : Made in Europe
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