Document 2007 - Une partie de mon enfance s’est écoulée dans les jardins du Sacré-Cœur. Ma mère, pour
m’y conduire, empruntait la rue du chevalier de La Barre dont la pente est raide et durcit les mollets. J’ai cru, longtemps, que La Barre était un chevalier servant qui aidait les jolies dames,
les enfants et les vieillards à se tenir bien. Je trouvais judicieux que l’on eût dédié une rue afin de l’honorer.
Quelques années plus tard, j’étais en première au lycée Chaptal. J’en fus conduit à revoir certaines appréciations de mon
enfance. Saine attitude qui m’amena, en premier lieu, à reprendre la ruelle que j’avais depuis quelques années délaissée. Je la grimpais avec une émotion nouvelle, agrippant cette barre dont je
commençais à penser qu’elle devait aider à bien se conduire dans la vie. A l’intérieur du petit jardin public qui gît au pied des escaliers de la basilique, était un socle qui avait supporté la
statue du chevalier, installée en 1905 par un comité de libres penseurs et retirée en 1941 sur ordre du gouvernement de Vichy.
Un socle vide, comme un univers privé d’utopie. C’était dans les années soixante-dix.
François-Jean Lefebvre Chevalier de la Barre, Voyou de
qualité
Christian Petr
Paru le : 01/07/2007
Éditeur : Temps des Cerises (Le)
Extrait du livre :
Abbeville. Quinze mille habitants. La Manufacture royale de Van
Robais, fondée en octobre 1665 par Colbert, y fabrique du drap qu'elle exporte aux Amériques, en Espagne, en Russie. Le port est actif. Plusieurs centaines de bateaux, venant de Hollande, de
Suède, d'Angleterre, de Hambourg y relâchent chaque année. Mais la ville est avare, vulgaire. On n'y parle que de vertu et d'économie. Rien ne peut l'anoblir. Le ciel y est pesant, lourd.
Abbeville est encombrée d'intrigues, de ruses, de mensonges, d'envies, de déceptions. Le chevalier les ignore. Elles vont faire de lui un héros de légende noire.
Abbeville est une ville de province, à l'écart du pouvoir dont elle méconnaît les mécanismes, respectueuse, infiniment. Ses habitants aiment l'ordre. La librairie de Mme Veuve Dévérité est le
seul lieu où parler presque librement. Peu nombreux sont ceux qui la fréquentent. La ville manque de lumière. Les réverbères y sont en deuil. L'éloignement du roi rapproche la cité de Dieu.
Adossé aux portes cochères, le Diable ricane. Ici, il est craint. Abbeville croit aux miracles. Les processions s'y multiplient. Les anges arpentent les ruelles en conquérants. Ils ont des dents
de vampires. Le blasphème, ou le fait de chanter des «chansons malhonnêtes», est puni de prison. Les jeux de hasard sont interdits. Les jansénistes n'y sont pas les bienvenus. Le chef-lieu du
comté de Ponthieu a inventé une machine à endormir les rêves de bonheur.
Mme Feydeau, qui a recueilli les enfants La Barre, est charmante. Mondaine, coquette, elle reçoit les châtelains du lieu, entretient un commerce d'amitié avec Mme de Dompierre d'Hornoy, la nièce
de Voltaire, qui deviendra la marquise de Florian. Sa frivolité déplaît à Mer de La Motte, l'austère évêque d'Amiens. Certains, à Abbeville, pensent que cette femme de quarante ans est dépourvue
de vraie conviction religieuse. Cependant, on la respecte : elle est noble et alliée à de puissants parlementaires parisiens. Nous ne possédons d'elle aucun portrait. Je me plais à l'imaginer
sous les traits de l'une de ces délicieuses religieuses des romans libertins du XVIIIe siècle qui, leurs prières terminées, allaient retrouver de jeunes et vigoureux moines pour se livrer à de
savants jeux amoureux.
Cette nonne, par exemple : «Sa peau était d'une blancheur éblouissante, la plus belle tête du monde, des yeux grands, bleus et bien fendus, la passion les rendait tendres et mourants, mais ils
étaient vifs et brillants dans le plaisir ; ajoutez une gorge ferme et bien remplie, des tétons qui formaient, en s'élevant au-dessus du corset, un contour régulier, dont la chaleur, dont les
mouvements précipités charmaient les yeux, quand on se contentait de les regarder, et enflammaient, quand on y touchait» (Gervaise de Latouche, Histoire de dom B***).
L'affaire du chevalier de la Barre
9 Août 1765. Abbeville dans le Nord de la France.
Le crucifix du Pont Neuf est retrouvé tailladé par une paroissienne qui se rendait à la messe. L’évêque de Ponthieu lance un monitoire qui ordonne aux fidèles de révéler toutes les informations qu’ils détiendraient sur l’affaire sous peine de châtiment éternel. Personne n’a rien vu mais des mauvaises langues dénoncent les débauches d’une bande de jeunes gens du pays. L’un d’entre eux est arrêté. Il s’agit de Jean-Baptiste Lefebvre, Chevalier de La Barre, dix-neuf ans : un jeune noble désargenté de la région Picarde ni philosophe, ni révolutionnaire, ni anticlérical ; juste libertin.
Le Chevalier de la Barre à un alibi pour ce soir là mais la perquisition menée chez lui révèle de bien vilaines lectures dont le Dictionnaire Philosophique Portatif de Voltaire. L’enquête du sacrilège du Pont Neuf piétine mais il faut un coupable et le Chevalier de la Barre sera celui là. En l’absence de preuve dans cette affaire, d’autres chefs d’accusation infondés pleuvent sur la tête du jeune homme : il est accusé de n’avoir pas retiré son chapeau au passage de la procession de la fête-dieu, d’avoir chanté des chansons impies, déféqué au cimetière Sainte Catherine, brisé un crucifix de plâtre, une hostie ; honoré des livres sataniques.
Le Chevalier de la Barre est condamné en appel et exécuté le 1er Juillet 1766. Après l’avoir torturé, on lui tranche la tête et son corps est jeté aux flammes avec le Dictionnaire Philosophique Portatif de Voltaire. Sous l’ancien régime, la justice royale était le bras armé de l’église et une insulte faite à Dieu pouvait être passible de la peine de mort.
Il faudra attendre la révolution de 1789 pour que nul ne soit plus inquiété pour ses croyances religieuses.
Il faudra attendre encore la loi de 1905 pour que l’état et l’église soient enfin séparés pour qu’en France, pareil crime ne puisse plus jamais être commis.