Document janvier 2008 - Fantine - LIVRE DEUXIÈME - La chute - Le soir d'un jour de
marche
Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de Digne. Les rares habitants qui se
trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d'inquiétude. Il était difficile de rencontrer un passant d'un aspect plus
misérable. C'était un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l'âge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cachait en
partie son visage brûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il
avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et râpé, blanc à un genou, troué à l'autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l'un des coudes d'un morceau de
drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue
et la barbe longue.
La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré.
Les cheveux étaient ras, et pourtant hérissés; car ils commençaient à pousser un peu, et semblaient n'avoir pas été coupés depuis quelque temps.
Personne ne le connaissait. Ce n'était évidemment qu'un passant. D'où venait-il ? Du midi. Des bords de la mer peut-être. Car il faisait son entrée dans Digne par la même rue qui sept mois auparavant avait vu passer l'empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué. Des femmes de l'ancien bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l'extrémité de la promenade. Il fallait qu'il eût bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encore s'arrêter, et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de la place du marché.
Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure après. Un gendarme était assis près de la porte sur le banc de
pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme.
Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.
Il y avait alors à Digne une belle auberge à l'enseigne de la Croix-de-Colbas. Cette auberge avait pour hôtelier un nommé Jacquin Labarre, homme considéré dans la ville pour sa parenté avec un autre Labarre, qui tenait à Grenoble l'auberge des Trois-Dauphins et qui avait servi dans les guides.
Lors du débarquement de l'empereur, beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des Trois-Dauphins. On contait que le général Bertrand ', déguisé en charretier, y avait fait
de fréquents voyages au mois de janvier, et qu'il y avait distribué des croix d'honneur à des soldats et des poignées de napoléons à des bourgeois. La réalité est que l'empereur, entré dans
Grenoble, avait refusé de s'installer à l'hôtel de la préfecture; il avait remercié le maire en disant : Je vais chez un brave homme que je connais, et il était allé aux Trois-Dauphins. Cette
gloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflétait à vingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de la Croix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville : C'est le cousin de celui de
Grenoble.
L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue.
Dans Folioplus classiques, le texte, enrichi d'une lecture d'image, écho pictural de
l'œuvre, est suivi de sa mise en perspective organisée en six points :
. VIE LITTÉRAIRE : «Tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère...»
. L'ÉCRIVAIN A SA TABLE DE TRAVAIL : Une synthèse romanesque
. GROUPEMENT DE TEXTES THÉMATIQUE : Bagnards et forçats
. GROUPEMENT DE TEXTES STYLISTIQUE : Le lyrisme hugolien
. CHRONOLOGIE : Victor Hugo et son temps
. FICHE : Des pistes pour rendre compte de sa lecture
Recommandé pour les classes de collège
Auteur : Victor Hugo
Date de saisie : 11/10/2007
Genre : Éducation, Pédagogie
Éditeur : Gallimard, Paris, France
Collection : Folioplus classiques, n° 117