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http://criminocorpus.hypotheses.org/files/2010/01/niget-tribunal-pour-enfants.jpgDocument 2010 - Si le XXe siècle reconnaît à la jeunesse un statut social et culturel spécifique, il est aussi celui de la stigmatisation de la jeunesse irrégulière. Désormais, les institutions de contrôle social ne cherchent pas seulement, comme au XIXe siècle, à évincer l'écume ardente des classes dangereuses. Il s'agit, avec la mise en place d'une justice des mineurs spécialisée dans la plupart des pays occidentaux, d'élargir le filet de prise en charge à l'ensemble de la jeunesse populaire tumultueuse ou même «en danger», tout en adossant au système judiciaire pénal une assistance éducative.

Après s'être appuyée sur l'initiative privée, la justice se tourne, dans l'entre-deux -guerres, vers les premiers professionnels de la protection de l'enfance. En amont et en aval de l'acte judiciaire, la nouvelle filière s'organise, du dépistage des asociaux et anormaux, au tutorat familial qu'incarne la liberté surveillée. Loin d'être mises hors-jeu, les institutions d'enfermement tentent de se réformer et s'insèrent dans ce nouveau système, avec l'invention de nouvelles catégories juridiques para ou pré-délinquantes, nouvelles figures de la dangerosité sociale qui appellent la réclusion tout en lui conférant une nouvelle légitimité.

Il s'agit d'un moment clé de l'histoire de la protection de l'enfance, qui préfigure l'ère du «tout éducatif» des années 1950-1960, sans pour autant se déparer de la raison pénale qui le fonde. Si l'aspect social adoucit l'aspect pénal et le rend socialement productif, il en est aussi une légitimation lui permettant de passer outre certains principes du droit libéral. Dès lors, la socialisation du droit des mineurs, au moment même où elle acquiert le statut de doxa, entre en contradiction avec le principe de citoyenneté étendu à l'enfance, en genèse tout au long du XXe siècle.


Craints et dénoncés comme en voie de dangereuse émancipation, les jeunes restent en réalité largement dépendants du pouvoir familial, scolaire, industriel et légal, mais se justifient de cette domination pour réclamer des droits et expérimenter une autonomie nouvelle. Dès lors, l'enfance et la jeunesse déviantes incarnent certaines formes de changement social et culturel. Leur poids dans les représentations collectives s'accroît, tantôt pour dénoncer une inquiétante dérive, tantôt pour pointer la voie de la modernité. Ainsi, l'autonomie économique, le consumérisme, le développement des loisirs non encadrés, ou encore la libération des moeurs et des rôles sexuels sont dénoncés, éventuellement réprimés, mais aussi valorisés par une culture en mouvement, en voie de juvénilisation au XXe siècle.

David Niget, docteur et PhD en histoire, est chercheur post-doctoral au Centre d'histoire du droit et de la justice, à l'université catholique de Louvain (Belgique). Ses travaux portent sur l'histoire des conditions de vie et de la culture de la jeunesse populaire, ainsi qu'aux processus sociaux qui président à sa stigmatisation.

 

1) Qui êtes-vous ?
Je suis un jeune chercheur en histoire, post doc au Centre d'histoire du droit et de la justice de l'Université de Louvain (Belgique), où je coordonne un projet collectif intitulé "Jeunesse et violence, approches socio-historiques, 1880-2010". J'ai fait un doctorat à la fois au Canada et en France. Je travaille spécifiquement sur la jeunesse en conflit avec la loi, en Europe et en Amérique du Nord. Actuellement, je mène un projet de recherche sur l'influence de la psycho-pédagogie dans le champ de la protection de la jeunesse, avec l'étude d'une institution "d'observation" pour jeunes filles délinquantes présentant des "troubles du comportement". Plus largement, je m'intéresse à l'histoire des conditions de vie et à la culture de la jeunesse populaire, ainsi qu'aux processus sociaux qui président à sa stigmatisation.

2) Quel est le thème central de votre livre ?
Mon livre prend comme observatoire de la jeunesse irrégulière le tribunal pour enfants. Cette institution spécialisée naît au début du XXe siècle dans la plupart des pays industrialisé. Elle est portée par des réformateurs qui entendent à la fois humaniser le système judiciaire, mais aussi étendre son filet de prise en charge au delà de la délinquance classique, pour prendre en charge des "pathologies sociales" au coeur des familles, et adopter une démarche pénale plus préventive en encadrant la jeunesse. De ce fait, un grand nombre de comportements juvéniles entrent sous la coupe de la justice des mineurs, et de ses travailleurs sociaux. C'est l'occasion pour le chercheur de repérer, au delà d'une simple histoire des institutions, l'émergence, au XXe siècle, d'une véritable culture juvénile, souvent jugée dangereuse et hors normes, organisée autour des loisirs, de nouvelles formes de consommation, d'une sexualité qui se libère de l'encadrement traditionnel.

3) Si vous deviez mettre en avant une phrase de votre livre, laquelle choisiriez-vous ?
"Métaphores du changement social, les jeunes insoumis incarnent à la fois le danger, la complexité et la nouveauté."

4) Si votre livre était une musique, quelle serait-elle ?
"La chasse à l'enfant", texte de Jacques Prévert écrit suite à une révolte à la maison de correction de Belle Ile en Mer, en 1934, et chanté magnifiquement par Marianne Oswald (et plus tard les Frères Jacques !)... Cela donne "Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! C'est la meute des honnêtes gens, Qui fait la chasse à l'enfant..."

5) Qu'aimeriez-vous partager avec vos lecteurs en priorité ?
J'aimerais partager cette idée que la jeunesse irrégulière fait en réalité souvent les frais de sociétés impuissantes devant un changement social et culturel jugé menaçant. Plutôt que de la stigmatiser, il semble plus utile d'octroyer à cette jeunesse les droits et le pouvoir de participer à l'édification d'un projet de société véritablement politique... mais cela dépasse, bien entendu, la sphère de la justice.

 

  • Les courts extraits de livres : 19/10/2010


Extrait de l'introduction - À l'orée du XXe siècle, les sociétés québécoise et française sont tendues entre l'épanouissement du libéralisme économique et un processus de démocratisation déjà largement engagé. Le libéralisme suscite des injonctions contradictoires : l'utilitarisme souvent restrictif de l'action publique ; le déploiement, auprès des individus, de disciplines, au double sens du terme, savoirs et savoir-faire, mais aussi rectitude sociale ; l'exigence générale d'une paix sociale pourtant fondée sur l'inégalité des conditions d'existence. La démocratisation, processus séculaire initié à la fin du XVIIIe siècle, repose quant à elle sur l'octroi de droits. Le premier d'entre eux est bien sûr le droit de vote (celui des femmes est en débat pour un demi-siècle, celui des migrants l'est encore), mais cet élargissement réside également, s'agissant de l'enfant, dans la garantie légale de son intégrité et de son statut, qui aboutira, à la suite de cette longue genèse, à renonciation internationale des «droits de l'enfant» après 1945. En outre, la démocratisation appelle l'octroi de protections aux individus qui composent la communauté citoyenne. Ainsi, l'élargissement de l'assise démocratique des régimes, à la fin du XIXe siècle, est-il concomitant avec l'édification, devenue urgente, d'un État social régulateur de l'économie libérale.

Se pose alors la question de la place de l'État dans les rapports entre sphères publique et privée. Au Québec comme en France, la nécessité cruciale de prendre en charge les souffrances sociales engendrées par un capitalisme agressif s'impose aux élites inquiètes face au risque politique que suscite la vindicte populaire. Aussi, dans des contextes très différents, l'État et la charité privée, principalement religieuse, cherchent-ils les voies d'un accord pour édifier un système de prise en charge des principaux risques sociaux. Même en France où la séparation des Églises et de l'État aurait pu laisser des marques, la «fin des concurrences philanthropiques» ouvre la voie à une large coopération entre l'État et les réformateurs sociaux, souvent issus de la charité privée. Cependant, la philosophie laïque invite à maintenir, au nom de la liberté de conscience du citoyen, une barrière entre le bien commun et la sphère privée. Dans un tel contexte, la protection de l'enfant se trouve en porte-à-faux entre impératif sociopolitique et respect de l'autorité paternelle. Au Québec, les Églises sont véritablement une condition d'accès à la modernité, collaborant largement (mais non sans heurts) avec l'État pour édifier un système de plus en plus cohérent de protection sociale.

La place de l'enfant dans la société est à l'image des reconfigurations profondes des structures et des liens sociaux qui affectent les nations industrielles. On assiste à un processus global de protection, lequel implique en contrepartie une discipline de plus en plus serrée à l'égard des jeunes. L'inutilité économique de l'enfance est proclamée, la législation du travail les protège de l'atelier, de l'usine, ou du labeur de la rue. À l'exploitation de la force de travail infantile se substitue la scolarisation massive, laquelle progresse jusqu'à impliquer l'immense majorité des jeunes de moins de 14 ans. Enfin, les politiques de protection de la petite enfance et de la maternité bénéficient de l'émergence des pratiques médico-sociales, qui voient, au travers de la mère et du nourrisson, les conditions de vie de l'ensemble de la fratrie et de la famille s'améliorer. Sur le plan symbolique, l'enfance est alors progressivement sacralisée, faisant l'objet d'un enjeu idéologique fort, notamment pendant la Première Guerre mondiale. S'éveille aussi, au sein des cultures politiques occidentales tentées par l'autoritarisme, une mystique de la jeunesse comme symbole de la puissance des nations, dont les aboutissements les plus extrêmes trouvent leur expression au sein des régimes totalitaires.

La naissance du tribunal pour enfants : une comparaison France-Québec (1912-1945)

Auteur : David Niget

Postface : Jean-Michel Fecteau

Date de saisie : 19/10/2010

Genre : Sciences humaines et sociales

Éditeur : Presses universitaires de Rennes, Rennes, France

Collection : Histoire

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