La plupart des hypothèses visant à expliquer la dérive des cités sensibles (chômage, délitement de l'autorité...) font l'impasse sur sa dimension culturelle.
Et quand elles la mentionnent, c'est pour la caricaturer sous les traits d'un communautarisme dont on stigmatise les expressions en négligeant les discriminations et la ségrégation qui
l'alimentent. C'est contre ce double déni que s'élève Hugues Lagrange. Loin de considérer les constructions culturelles des quartiers d'immigration comme des produits d'importation marqués d'une
irréductible altérité, il y voit le fruit d'une douloureuse confrontation entre des héritages culturels, des tentations de " re-traditionalisation "et une société d'accueil elle-même victime d'un
grand backlash idéologique et moral.
Il distingue ainsi les expériences migratoires (celles des Maghrébins ne sont pas celles des Africains du Sahel ou des Turcs), détaille les mécanismes d'ethnicisation des quartiers et dresse un
portrait sans fard des rapports entre les sexes ainsi que de l'autoritarisme masculin qui prévalent dans les cités.
Broché
Paru le : 16/09/2010
Éditeur : Seuil
L'auteur en quelques mots ...
Hugues Lagrange est sociologue (CNRS, Sciences Po).
Il a notamment publié La Civilité à l'épreuve. Crime et sentiment d'insécurité (PUF, 1995), De l'affrontement à l'esquive. Violences, délinquance et usages
de drogues (Syros, 2001), Demandes de sécurité. France, Europe, Etats-Unis (La République des Idées/Seuil, 2003), et Émeutes urbaines et
Protestations. Une singularité française, avec M. Oberti (Presses de Sciences Po, 2006).
Hugues Lagrange a-t-il dérapé ? Ou levé un tabou ? Dans «le Déni des cultures», le chercheur au CNRS avance que la délinquance n'est pas tant liée aux conditions
socio-économiques qu'aux facteurs culturels. Son livre ne cesse d'alimenter la polémique
Le Nouvel Observateur. - Dans votre livre « le Déni des cultures »
(Seuil), vous écrivez : «Inutile d'envelopper le constat de circonlocutions, les jeunes issus des migrations africaines sont au coeur des explosions de violences. » Le lien est-il si évident
?
Hugues Lagrange. - Pendant les émeutes de 2005, j'ai regardé la télévision. C'était peut-être un biais mais j'ai vu beaucoup de visages noirs, plus que leur proportion dans la
population. Tout le monde le sait, 70% des villes de plus de 50 000 habitants qui ont connu des émeutes possèdent une ZUS (Zone urbaine sensible)... Et qui habite dans ces zones ? En
Seine-Saint-Denis, on compte environ quatre Maghrébins pour un Noir. Alors, si en 2005 je voyais autant de Noirs sur les images, ça valait le coup de se demander pourquoi ils étaient à
l'avant-garde des émeutiers ?
N. O. - Vous avez donc mené une longue étude de 1999 à 2004 sur 4 339 adolescents. Quelles conclusions en avez-vous tirées ?
H. Lagrange. - Mon travail au CNRS depuis sept ans porte sur les difficultés de socialisation dans les quartiers pauvres. Je me suis interrogé sur ces différents facteurs clefs
que sont l'échec scolaire, l'absentéisme, mais aussi les délits... Ce que j'appelle «les inconduites ». Mon étude porte sur des adolescents qui ont à peu près 16 ans. J'ai découvert une très
forte corrélation entre les mauvaises notes en 6e et l'implication future dans les délits pénaux. De plus, on s'aperçoit qu'à milieu social comparable, les adolescents issus des
familles noires sont trois à quatre fois plus souvent impliqués comme auteurs de délits que ceux issus des familles autochtones ; les jeunes originaires du Maghreb deux fois plus. Ce que
j'explique entre autres par l'évolution des immigrations. Les premières vagues étaient des familles africaines, cadres, classes moyennes et étudiants venus des zones dites « de la forêt », et
petit à petit remplacées par une immigration extrêmement populaire, moins éduquée, précarisée par la crise économique, cette fois plutôt venue des zones rurales situées le long du fleuve Sénégal.
Mais il faut aussi faire entrer en jeu l'évolution de la ségrégation de ces familles noires en France.
N. O. - Vous avez établi des catégories de jeunes adolescents à partir de leurs origines. Pourtant, en France, les statistiques ethniques sont
interdites...
H. Lagrange. - J'estime n'avoir pas fait de statistique ethnique, mais une enquête. Il n'y a aucune possibilité d'inférence. Je prends la peine de dire que mon échantillon
représente une diversité intéressante, mais il ne permet pas de généraliser à la France entière. Par ailleurs, je suis contre les statistiques ethniques, si l'on entend par là une mention de
l'ethnicité, en revanche je suis pour que des données objectives comme le lieu de naissance des parents puissent être étudiées.
N. O. - En quoi les populations que vous regroupez sous le terme de «sous-cultures noires sahéliennes » poseraient-elles des difficultés
d'adaptation à la vie en France ?
H. Lagrange. - ll s'agit d'une organisation familiale fondée sur une forte asymétrie entre les sexes, qui non seulement laisse plus de liberté aux garçons mais, les plaçant
souvent au-dessus des mères, encourage des violences et des vexations contre les filles. S' agissant des Noirs du Sahel, il s'est formé une sous-culture spécifique. Ces familles du Sahel,
patriarcales, sont plutôt misogynes. Et constituent de grandes fratries. Prenez les Peuls qui habitent dans nos quartiers pauvres...
N. O. - ... Des Peuls dans nos quartiers ?
H. Lagrange. - Oui, précisément. Au regard de ces trois éléments décisifs, leur taux de polygamie, la différence d'âge entre les époux, le nombre d'enfants par femme, on peut
dire qu'ils sont restés attachés à leur « peulité ». Du fait des conditions de vie dans les quartiers, ils se sont repliés sur leur culture d'origine. Prenez le taux de fécondité des Noires du
Sahel, il se situe autour de 6-7 enfants par femme. Un chiffre qui n'a pas varié depuis trente ans. Alors que presque partout ailleurs, en Chine, en Inde et dans le monde arabe, il s'est
effondré. En Iran, on est passé de 7 à 2 enfants par femme en moyenne. Eux restent très féconds. On assiste aujourd'hui à une crispation morale. C'est un point essentiel pour appréhender les
difficultés éducatives.
N. O. - Vous voulez dire qu'il y a en France depuis trente ans une population issue de l'Afrique du Sahel qui ne s'assimilerait pas
?
H. Lagrange. - Oui, mais je dis aussi qu'elle est ségrégée. Et que nous en sommes responsables. La formulation est importante, il ne faut pas laisser entendre que ces familles ne
s'assimilent pas parce qu'elles ne le veulent pas. Elles ne sont pas dans des conditions d'interaction suffisante avec la société française pour permettre cette corrosion mutuelle des moeurs
qu'on appelle métissage. Car je ne suis pas convaincu qu'il faille rechercher l'assimilation.
N. O. - Vous faites aussi un lien direct entre la polygamie et la délinquance. Comment pouvez-vous le démontrer, alors que nous ne disposons
d'aucune donnée fiable sur ce phénomène ?
H. Lagrange. - C'est vrai, mais je donne une estimation. J'ai fait un choix d'échantillonnage qui comprend tous les élèves de 6e. Nous leur avons demandé combien ils ont de
frères et soeurs. Nous disposions aussi des dates de naissance de ces derniers. Alors quand nous constations plusieurs naissances séparées de moins d'un an dans une famille, nous supposions de la
polygamie.
N. O. - Vous n'avez quand même pas fondé vos résultats sur des suppositions ?
H. Lagrange. - Quand vous avez plus de douze enfants, des naissances qui arrivent en même temps, ce qui se passe assez fréquemment parmi les enfants issus de l'immigration
malienne... C'est un critère de repérage qui fonctionne sans coup férir.
N. O. - Sur 4 439 adolescents, combien sont issus d'un père polygame ?
H. Lagrange. - Environ 65. Mais prenons les choses dans l'autre sens. Au Val-fourré à Mantes, on compte à peu près 80 familles polygames (toutes ne figurent pas dans mon
échantillon). La moyenne d'enfants par famille étant de 15, ça fait à peu près 1 200. Sur 3 500 collégiens, ça représente donc un tiers.
N. O. - Vous vous êtes donc appuyé sur des procès-verbaux de police pour mener votre étude. Mais il est acquis que les jeunes les plus souvent
contrôlés ou arrêtés sont d'abord des gens de couleur. Cela n'introduit-il donc pas un biais dans votre recherche ?
H. Lagrange. - J'ai travaillé sur des implications dans des PV transmis au procureur de la République. On peut donc supposer que les infractions sont déjà caractérisées. Je n'ai
pas choisi de prendre en considération les actes jugés. Pourquoi ? Parce que sur mes 4 439 mineurs étudiés, j'en ai à peine 400 qui sont mis en cause dans des procédures. Si j'avais choisi de me
référer aux condamnations, je n'en avais plus que 80.
Elsa Vigoureux, Marie Guichoux
http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/notre-epoque/101075/le-sociologue-qui-derange.html