Document 14/10/2011 - Les crimes de masse défient la réflexion morale. Ce sont les procès de ces crimes qui façonnent nos conceptions du mal extrême. Le
procès Eichmann est en ce sens exemplaire. La description par Hannah Arendt d'un Adolf Eichmann insignifiant a imposé l'idée de la banalité du mal, du crime bureaucratique commis sans pensée ni
méchanceté. Pourtant, ce portrait ne correspond pas à ceux des historiens ou des chroniqueurs. Il reprend la défense d'Eichmann et réactive le genre des théodicées, qui défendaient Dieu en niant
l'existence du mal : si Eichmann ne pense pas, alors la pensée est sauve. Pour dépasser l'alternative stérile du diabolique et du banal, ce livre analyse la forme même du procès, en faisant de la
chronique judiciaire un genre philosophique. Il éclaire ainsi l'influence du procès de Jérusalem sur l'évolution de la justice pénale internationale et sur la réflexion morale
contemporaine.
Isabelle Delpla est maître de conférences à l'Université Montpellier 3, membre
de l'UMR CNRS Triangle. Ses recherches portent sur l'éthique et la justice pénale internationale ainsi que sur la philosophie du langage.
- Les courts extraits de livres : 14/10/2011
Extrait de l'introduction - L'impensable moral et les
limites de la philosophie
Les crimes de masse sont impensables moralement. La difficulté du jugement moral à leur sujet se manifeste paradoxalement
par sa facilité même : tous les grands systèmes moraux s'accordent pour condamner les génocides. Pour autant que la réflexion morale détermine ce que je dois faire, ce qui doit être fait, elle ne
peut leur opposer qu'une fin de non-recevoir sans appel : Auschwitz n'est pas un objet de délibération morale. Il n'y a pas de discussion rationnelle et philosophique sérieuse pour savoir à
quelles conditions il faut perpétrer ou justifier de tels crimes.
Cette absence de désaccord est aussi due à une absence de différenciation dans le champ moral. On bute sur l'idée
d'horreur, d'inhumain, de monstrueux, d'injustifiable, mais la pensée (morale) peut-elle aller plus loin ? Le discours moral ne diffère pas fondamentalement, qu'il porte sur le génocide au Rwanda
ou sur la solution finale. La philosophie morale se révèle d'une pauvreté déconcertante par rapport aux travaux des historiens : ce sont eux, bien qu'ils refusent toute attitude morale (ou
précisément parce qu'ils s'y refusent), qui remplissent sur de tels sujets la fonction de grands moralistes.
On peut considérer que cette limite de la réflexion morale n'en marque pas un défaut. La fonction même de l'inhumanité, de
l'intolérable, de l'injustifiable serait de désigner un impensable moral, limite ultime nécessaire à toute morale : un tel impensable est constitutif de notre être moral, qui se définit par son
refus. Bernard Williams pose ainsi l'impossibilité d'une délibération morale sur des situations de génocide : il est insensé pour un agent moral de délibérer pour déterminer s'il vaut mieux tuer
sept millions de personnes ou sept millions et une. C'est parce que l'utilitarisme laisserait encore la possibilité de considérer un tel choix comme moral qu'il détruirait l'intégrité de l'agent
moral selon Williams.
Pour des raisons différentes des siennes, j'abonderai dans le sens de Williams. L'impensable moral peut être considéré
comme constitutif de la réflexion morale sur les crimes de masse car il manifeste une limite de principe, logique, et non seulement morale. Se demander s'il vaut mieux avoir été commandant du
camp de Dachau ou de celui de Sobibor, avoir été Eichmann ou Höss, commettre le génocide du Rwanda ou celui du Cambodge est moralement dépourvu de sens, non pas parce que la réflexion morale
réinventerait des tabous et refuserait d'affronter ces situations, mais parce qu'elle est intrinsèquement incapable d'établir entre elles des différenciations et comparaisons. Elle peut rajouter
le blâme au blâme, voire même en expliciter les concepts sous-jacents, mais ceux-ci ne sont pas différents pour qualifier une situation ou une autre. La philosophie morale ne peut pas établir les
distinctions nécessaires à la formulation même d'un tel choix. Il ne faut pas attendre d'elle un discours pertinent et différencié sur les génocides et crimes de masse, sur les motivations de
leurs agents, les modalités de leur mise en oeuvre ou le malheur de leurs victimes.
Le mal en procès : Eichmann et les théodicées modernes
Auteur : Isabelle Delpla
Date de saisie : 14/10/2011
Genre : Documents Essais d'actualité
Editeur : Hermann, Paris, France
Collection : L'avocat du diable
Quelques vidéos utiles