« Pour parler du bagne, il ne suffit pas d’être passé devant, il faut être allé dedans », disait un bagnard anonyme de
Guyane. De passage en Guyane, je fus naturellement curieux d’aller visiter les vestiges encore présents d’une colonie pénitentiaire créée par la France au milieu du XVIIe siècle. L’histoire de la
Guyane semble être indissociable de celle des origines du bagne que l’on a créé dans cette contrée pour punir, exploiter et s’approprier une terre qui doit à la France autant de civilisation que
celle apportée à ses autres colonies. Le passé du bagne en Guyane est certes révolu, les passions se sont depuis adoucies et les historiens ont pu révéler ce qui fut une tragédie (une de plus) du
colonialisme. Mais que sait-on des Algériens qui ont été déportés au bagne de Guyane.
Par Dr Nazim Benhabib
En parcourant les documents qui me permirent d’en savoir plus sur l’histoire du bagne, j’appris que les bagnes coloniaux
français étaient en fait, dans la forme, inspirés de l’expérience anglaise en Australie. En effet, dès 1788, les établissements de Botany Bay et de Sydney Cove furent ouverts pour accueillir ceux
qui, par la suite, allaient être les pionniers de la construction d’un pays riche, prospère et libre. De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, la Guyane allait être transformée en terre
maudite accueillant bras ouverts puis refermés à jamais, des milliers de détenus condamnés pour la plupart à purger des peines de travaux forcés à perpétuité. Le bagne va commencer aux îles du
Salut le 10 mai 1852 après que le décret du 27 mars 1852 décida de la fermeture des bagnes portuaires français de Toulon, Brest et Rouen. L’arsenal juridique du bagne fut complété par la loi du
30 mai 1854 qui sera responsable alors de la déportation de 100 000 hommes durant un siècle dans les bagnes de la mort de la France coloniale. Cette loi créa ce qui sera dénommé : la
transportation, ce qui veut dire la condamnation aux travaux forcés de détenus de «droit commun » qui auront à subir la peine «à l’avenir dans des établissements créés par décret de l’empereur
sur le territoire d’une ou plusieurs possessions françaises autres que l’Algérie». L’article 2 de ladite loi précise que «les condamnés seront employés aux travaux les plus pénibles de la
colonisation et à tous autres travaux d’utilité publique». Il est aussi instauré le «doublage» c'est-à-dire l’obligation pour le condamné à moins de 8 ans de travaux forcés de rester en Guyane
après sa libération une durée égale à sa condamnation. Les condamnés à 8 ans ou plus, eux sont assignés à vie en résidence en Guyane après la fin de leur peine. Cette juridiction sera elle-même
complétée par une nouvelle loi sous la IIème République le 27 mai 1885 qui instaure la «relégation» au sujet de la petite délinquance récidiviste (deux petites condamnations suffisent à exiler le
détenu en Guyane). Entre 1 852 à 1 953 furent envoyés en Guyane, 57 000 «transportés» condamnés aux travaux forcés, 15 600 «relégués » et 329 officiellement «déportés politiques»(1) ou
«prisonniers militaires» provenant des colonies, on estime que le quart d’entre eux était arabe, soit un total de 67 929 prisonniers dont la plupart moururent en cours de détention. Le premier
convoi quitte le port de Brest et appareille pour les îles du Salut le 31 mars 1852 301 bagnards coloniaux, politiques et droit commun embarquèrent sur la frégate Allier, le nombre de détenus
provenant de l’Algérie n’est pas connu. En dix ans, de 1852 à 1862, 12 750 forçats transitent par les îles, d’autres métastases du bagne vont alors au fur et à mesure être créées le long de la
côte guyanaise. Les bagnards sont répertoriés sur tout le littoral de la Guyane, on les retrouve dans la rade de Cayenne, à Saint-George l’Oyapoc au sud de la Guyane, Saint-Jean du Maroni au nord
réservé aux relégués, à Kourou qui comprenait fermes pénitentiaires. En 1858, fut fondée la commune pénitentiaire de Saint-Laurent du Maroni, qui deviendra par la suite la capitale du bagne de
Guyane. La mortalité dans tous ces camps était effroyable et variait entre 21 et 62 % par an. En 1942, on a enregistré 48 % de décès du fait de la faim, maladie et manque de soins. A Saint-
George d’Oyapoc entre autres on aurait relevé 90 décès sur un effectif de 180 à la fin du XIXe siècle. C’est alors qu’en 1869 fut décidé de n’envoyer en Guyane que les condamnés aux travaux
forcés d’origine coloniale, les Européens étaient, eux, dirigés vers la Nouvelle Calédonie réputée pour un climat moins hostile. Les îles du Salut(2) sont un des éléments du grand dessein de
colonie pénitentiaire élaboré pour la Guyane. On y envoie ceux qui sont réputés être «les plus mutins passer quelque temps, ce qui joint à son singulier nom, peut faire supposer que ce n’est pas
un paradis terrestre» (lettre d’un aumônier jésuite). L’île royale abrite ceux qui sont réputés être les plus «dangereux». Boulali Belkacem y séjourna, arrivé en 1935. A la fin du XIXe siècle,
les trois îles du Salut sont devenues la prison la plus dure de Guyane. Papillon(3) alias Henri Charrière séjourna et connut le succès après avoir publié son témoignage. L’isolement insulaire
explique le choix de ces lieux pour incarcérer les détenus que l’on voulait isoler du monde extérieur, tels les militants anticolonialistes et les déportés politiques dont le plus célèbre fut
Dreyfus(4). Prisonnier hors norme, innocent envoyé au bagne et incarcéré sur l’île du Diable, Dreyfus va subir sa peine de «déportation en enceinte fortifiée» de 1895 1899. Par la suite, seront
enfermés dans le même sillage les condamnés coupables «d’intelligence avec l’ennemi» ou «d’excitation à la guerre civile». Ce fut le cas de Soufi Abdelkader, condamné en 1916 à Oran pour
excitation à la guerre civile, et le nommé Berredjem Lakhdar Bentahar qui est révélé dans la correspondance qu’adresse Soufi Abdelkader au directeur de prison sollicitant un simple entretien avec
l’interprète des déportés en vue de rédiger des lettres à sa famille (voir illustrations 1- et réponse du directeur 3). Au début du XXe siècle avec la création sur l’île Saint-Joseph du quartier
de la réclusion cellulaire, Saint-Joseph va contenir 120 cachots que les bagnards appelaient «l’antichambre de la mort». Le camp de la réclusion de l’île Saint-Joseph devint le lieu d’enfermement
le plus redouté des bagnes de Guyane. Le régime de la réclusion cellulaire fut appliqué avec une très grande sévérité jusqu’en 1925. Les détenus étaient enfermés jour et nuit, totalement isolés
dans des cachots sans plafond, sans abri. Seule une grille les délimitait, permettant ainsi à un gardien sur une passerelle surélevée de les surveiller. 50 à 70 gardiens majoritairement corses
appartenant au corps spécial de surveillant militaire colonial étaient affectés aux îles à la surveillance des prisonniers. Le condamné à Saint-Joseph était attaché aux pieds la nuit dans sa
cellule par la «boucle(5)» double, quelquefois, le jour en cas de punition. Les portes des cellules étaient dotées d’un guichet pouvant laisser passer la tète du prisonnier, afin qu’il soit rasé
et reçoive sa pitance (illustration 4). Le régime alimentaire des bagnards des îles du Salut était à base de pain sec et eau. Beaucoup succombaient de faim, de maladie ou de fièvre tropicale( 6).
Leurs corps étaient systématiquement jetés aux requins. Les requins étaient conditionnés et répondaient au son d’une cloche qui annonçait qu’un corps allait être jeté à la mer. Quant à ceux qui
mouraient dans les prisons du littoral, ils étaient enterrés dans des fosses communes. Ces conditions de détention ont poussé les déportés de l’île Saint-Joseph à déclencher une mutinerie le 21
octobre 1894 qui sera réprimée dans le sang. Des dizaines de bagnards ont été tués figure parmi eux Salah Ben Ahmed Ben Embarek qui portait le matricule 19851. Un autre bagnard dont le nom est de
consonance algérienne est blessé : Ahmed Ben Abdelkader qui portait le matricule 23 582.
Les conditions d’incarcération sur les trois îlots étaient abominables
Un journaliste parisien Albert Londres (1884-1932) se rendit en Guyane en 1923 et visita le bagne des îles du Salut, de Cayenne et de Saint-Laurent-du-Maroni. Décrivant les horreurs de ce qu'il voit, son reportage suscita de vives réactions dans l'opinion mais aussi au sein des autorités. «Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent du- Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer. Cayenne est bien cependant la capitale du bagne. (...) Enfin, me voici au camp ; là, c'est le bagne. Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.» ( Au bagne (1923)). Et le récit se poursuit : «On me conduisit dans les locaux. D'abord, je fis un pas en arrière. C'est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n'avais encore jamais vu d'hommes en cage par cinquantaine. [...] Ils se préparaient pour leur nuit. Cela grouillait dans le local. De cinq heures du soir à cinq heures du matin, ils sont libres – dans leur cage.» L’idée de la fermeture du bagne commence alors à germer. Cependant, il a fallu attendre 1938 pour qu’un décret-loi abolisse la pratique de la transportation en France. Néanmoins, la même année, un navire prison : la Matinière, transporta 57 condamnés algériens en Guyane. Albert Camus, alors journaliste à Alger Républicain avait écrit : «Je ne suis pas très fier d’être là… il ne s’agit pas ici de pitié mais de tout autre chose. Il n’y a pas de spectacle plus abject que de voir des hommes ramenés au-dessous de la condition de l’homme.» Il était sûrement encore loin d’imaginer le vécu et le sort qui attendaient ces détenus algériens. Au bagne, ils étaient appelés les «chaouch» en référence aux troupes coloniales. «Un forçat ça ne vaut pas cher mais ces gars là (entendu par cela les Arabes qui désignaient les Algériens) valent encore moins…»(7) Ce n’est qu’en 1946 que la fermeture du bagne fut officiellement prononcée. Celui des îles du Salut va fermer en 1947 et l’administration pénitentiaire quittera l’ile royale en 1948. Les îles du Salut seront alors complètement abandonnées et pillées. Le Centre national d’études spatiales en devient propriétaire, après s’être installé à Kourou en remplacement du site de Hammaguir algérien. Un grand travail d’historien est nécessaire afin de retrouver la mémoire de ces milliers d’Algériens qui ont été déportés pour différentes raisons en Guyane, loin de leur pays et de leur famille. L’histoire fera alors avouer au bagne le nombre de ces déportés algériens, s’ils ont survécu et combien d’eux sont retournés en Algérie(8). De mon côté, de mes liminaires recherches, je n’ai retrouvé aucun indice me permettant d’en savoir plus sur les détenus algériens des îles du Salut. Je ne sais pas ce qui est advenu d’Abdelkader ni de Belgacem. Peut-être qu’ils ont succombé à la dureté des conditions carcérales et qui sait si leurs corps n’ont pas été jetés aux requins ? Peut-on espérer qu’ils aient survécu au bagne et qu’ils se soient par la suite installés en Guyane ? Ont-ils alors une sépulture quelque part en Guyane ? Pourra-t-on trouver un lien, un lieu ou des personnes qui témoigneront de leur exil ? Je n’ai malheureusement aucune réponse à toutes ces questions. Je sais uniquement qu’ils n’ont jamais revu leur patrie, qu’ils ont rêvé de liberté mais n’ont pas vu leur pays devenir libre, ni comment par la suite il a perdu sa voie. Tout ce que je sais, c’est qu’à chaque fois que je revois leurs photos et particulièrement celle d’Abdelkader, et sans savoir me l’expliquer, une grande frayeur m’envahit, celle de mourir sans revoir l’Algérie. Être condamné comme les bagnards algériens de Guyane à ne choisir ni sa vie ni sa mort. Nous, nous avons encore le choix et la chance de revoir ce paradis, cette Algérie que nous n’avons su ni aimer, ni bâtir, ni protéger. On ne sait certes jamais où on va mourir, ni quand cela nous arrivera, mais on peut savoir et décider : pourquoi, pour quelle cause, pour quel engagement. Les bagnards algériens savaient pourquoi ils luttaient, alors que nous ne savons même pas s’il faut lutter justement et comment le faire. C’est là le véritable désespoir que nous vivons : celui de renoncer à nos rêves, celui de renoncer à nos vies, celui de renoncer à notre pays.
N. B.
1- L’administration coloniale, refusant tout droit politique aux indigènes des colonies, faisait une confusion entre les déportés politiques des colonies et les condamnés de droit commun. Il suffisait qu’un déporté politique sorte un fusil pour le condamner à des peines de travaux forcés, c'est-à-dire de droit commun.
2- Les îles du Salut sont constituées de trois îlots : l’île Royale la plus grande dont la superficie est de 28 hectares,
île à l’est : Saint-Joseph qui fait 20 hectares et l’île du nord : île du Diable 14 hectares. La superficie totale est de 62 hectares. Les îles du Salut portaient autrefois le nom anglais de «
Devils Islands ». Les Britanniques furent les premiers navigateurs à avoir cartographié ces îles. On les nomme aussi îles du Triangle en raison de leurs dispositions selon les Amérindiens. Ces
îles sont visibles du continent et sont situées à environ 8 miles de la ville de Kourou. Elles prirent le nom d’îles du Salut après que les colons décimés par les fièvres tropicales décidèrent de
s’y réfugier pour se protéger des piqures de moustiques.
3- Henri Charrière, plus connu sous le nom de Papillon, est ce qu’il y a de plus malfrat et criminel au bagne. Il n’était
pas apprécié des autres bagnards. Cet Ardéchois d’origine a reçu une bonne éducation, ses deux parents étaient instituteurs. Il décide d’arrêter ses études et s’engage dans la marine où il est
vite réformé. Henri Charrière va évoluer dans le milieu de la pègre parisienne. Il devient proxénète à Paris. Probablement pour une femme, il tue un autre proxénète en 1930 qui s’appelle Roland
Legrand. En 1931, la cour d’assises de Paris le condamne à une peine de travaux forcés à perpétuité pour meurtre, il niera ce crime. Il arrive en 1931 en Guyane et s’évade en 1944 de Cayenne et
non des îles du Salut comme il l’écrit dans son livre. Il va gagner la Guyane britannique et rejoindra le Venezuela où il fera de très bonnes affaires et connaîtra la célébrité grâce à son
ouvrage éponyme dans lequel il s’attribue nombre d’aventures et hauts faits accomplis par autrui.
4- Dreyfus, accusé sans aucune preuve, en 1894 d’avoir transmis à l’ambassade d’Allemagne des documents militaires est
condamné pour espionnage à une peine d’enfermement à vie. L’affaire prit une autre dimension avec la publication de l’article d'Émile Zola «J’accuse» qui partagea la France en deux sur fond
d’antisémitisme. Le procès sera rejugé en 1899 et maintiendra la culpabilité de Dreyfus. Néanmoins, il sera gracié par le président de la République, réhabilité définitivement en 1906 et
réintégré dans l’armée. Il fut rétabli seulement au grade de commandant alors que s’il avait poursuivi sa carrière, il aurait dû prétendre au grade de lieutenant-colonel ou colonel, ce qui le
décida alors à quitter l’armée.
5- Anneaux métalliques fixes doubles qui immobilisaient les pieds des détenus, les obligeant à ne se mettre qu’en position
assise ou couchée.
6- Les fièvres tropicales ont décimé les populations d’origine étrangère déportées et surveillants réunis. Le vaccin contre
la fièvre jaune n’a été mis en service qu’en 1926 et le bagne a été créé en 1852.
7- Le grand livre du Bagne, chapitre : la société du bagne page 173 Eric Fougère Edition Orphie.
8- M. Amar Belkhodja (chercheur en histoire) dans son ouvrage Pages de novembre édition (ANEP 1997) relate l'histoire du
regretté Serada Morsli arrêté en 1930 par les colons français et exilé au bagne de Cayenne. «Nous autres Algériens faisions carême pendant le mois de Ramadan et enterrions nos morts dans nos
propres cimetières », avait-il révélé. «Sa libération de Cayenne coïncide avec le déclenchement de la guerre de Libération nationale. Après son retour, il est arrêté en 1957 par l'armée
française, il parvint à s'évader au cours de son transfert …
Eu égard à son âge et sa blessure, il est procédé à son transfert vers le Maroc grâce au concours des services de l'ALN. En 1962, il retourne une deuxième fois chez lui.» Il décéda en janvier 1989 dans l'anonymat.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/08/18/article.php?sid=104738&cid=41