Archives de presse du 4 mars 2010 - 14 juillet 1936. Le Front Populaire. Dans les immenses cortèges qui traversent Paris, une banderole aligne les silhouettes de gamins en tenue de forçat, crâne rasé, sabots aux pieds, chaînes aux poignets et, au dessous, cette injonction : Il faut abolir les bagnes d’enfants.
La photo sépia illustre aujourd’hui l’invitation à l’exposition présentée par l’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) et l’Association pour l’histoire de la protection judiciaire des mineurs (AH-PJM) - Bagnes d’enfants, campagnes médiatiques XIXe et XXe siècle, à la Ferme de Champagne à Savigny-sur-Orge 1 ]. Remarquablement mise en scène et chaleureusement commentée, l’exposition déroule plus d’un siècle de souffrances enfantines et adolescentes et de violences adultes, donnant à voir tout à la fois le vécu de gamins sacrifiés, la cruauté institutionnelle, la perversion de politiques a priori généreuses mais aussi, dans tout ce noir, l’émergence des consciences et l’implication d’hommes – médecins, magistrats, artistes et surtout journalistes – qui vont alerter l’opinion et permettre la fin de cette indignité.
Pourtant, tout comme l’enfer, les centres de rétention pour mineurs ont été pavés de bonnes intentions : c’est au sortir de la Restauration qu’émerge le souci d’améliorer la situation des enfants incarcérés, lesquels étaient jusqu’alors jetés dans les mêmes prisons que les adultes, dans une promiscuité dont on imagine aisément les effets. En 1810, le code pénal reconnaît la catégorie des mineurs de justice et distingue, pour les moins de 16 ans, les discernants et non discernants, responsables ou non de la gravité de leur acte. Mais, très vite, cette distinction légitime révèle ses aspects pervers : coupable, le mineur est envoyé en prison - le plus souvent pour une durée assez courte - alors que, non coupable, il peut être placé et ce, jusqu’à sa majorité. Cette aberration perdura et nombreux seront les jeunes acquittés-placés à préférer la prison à la vingt et une (en référence à 21 ans, âge de la majorité !) (Lire l'encadré)
Dans les années 1830, le système pénitentiaire se convertit à l’encellulement, inspiré de ce qui se fait aux Etats-Unis et « importé » en France par Tocqueville. Un intérêt se dessine pour les jeunes délinquants « moins coupables que malheureux » dont certains pourraient être amendés par une éducation rigoureuse. Mais les défenseurs du tout punitif résistent, en particulier au courant philanthropique défendu par Charles Lucas, courant qui préconise le développement de colonies agricoles… C’est dans ce contexte que s’ouvre en 1936 la première prison réservée aux mineurs : la Petite Roquette (lire l’interview de Paul Dariguenave, historien).
L’extrême solitude, l’hygiène déplorable et les maladies ne tardent pas à décimer les rangs : on meurt de mort « naturelle » et on se suicide aussi beaucoup, à la Petite Roquette. L’asile de fous et le cimetière du Père Lachaise voisins relaient la prison : ce qui, à sa création, apparaissait comme un progrès devient une machine à briser les jeunes vies. Victor Hugo, qui se félicitait que l’on soit passé « du cloaque à la ruche » 3 , reconnaîtra son erreur, rejoignant les trop rares médecins et magistrats qui dénoncent « cette récréation où les enfants ne jouent point, où on les aperçoit, à travers les barreaux des portes, comme dans des cages, pâles ; maigres chétifs, suivant silencieusement du regard le va-et-vient de leur gardien » 4 . En 1860, sur les 372 enfants et adolescents présents à la Roquette, 19 resteront incarcérés de 10 à 12 ans, 31 de 8 à 10 ans, 126 de 4 à 6 ans et 47 de 2 à 4 ans. Et pour quelle faute ? L’immense majorité d’entre eux sont placés sous tutelle administrative et seulement une douzaine peuvent être désignés comme « coupables » - coupables le plus souvent de vols simples ! Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que l’établissement se ferme aux enfants et s’ouvre… aux femmes !
Certes, on peut aujourd’hui juger sévèrement le constat de départ qui amalgame enfants en danger - orphelins, vagabonds, victimes de la correction paternelle 6 - et délinquants et, surtout, pose pour principe la nocivité de la ville et de la famille, tirant la conclusion qu’il faut mettre les gamins à la campagne et les couper des leurs : les parents sont souvent tenus dans l’ignorance du lieu où ils se trouvent et les enfants peuvent passer plusieurs années sans revoir père et mère. La loi de 1850 a organisé le patronage et l’éducation des jeunes détenus, mais en offrant un boulevard au secteur privé qui va se précipiter sur la manne ! En 1865, sur 63 colonies, 8 sont publiques et 55 privées ! Certes, l’Etat donnera des instructions 7 , dépêchera quelques inspecteurs mais la plupart des directeurs n’auront d’autre projet qu’exploiter une main-d’œuvre gratuite et ce, sous le regard bienveillant d’une Eglise décidément bien myope et d’un Etat bien peu responsable.
Dans tous les établissements prévaut une discipline absolue, des occupations de chaque instant, une organisation hiérarchisée au sein des groupes et, sur les murs, le rappel que « Dieu te voit ». Plus de famille donc mais le travail, la terre, la religion, trépied sur lequel s’appuient directeur et gardiens pour « régénérer » les enfants et les adolescents qui leur sont confiés. Et tant pis si la partie enseignement est sacrifiée : juste un peu de lecture et de calcul. A-t-on besoin de beaucoup plus pour devenir paysan ? « Améliorer l’homme par la terre et la terre par l’homme » promet la devise de Demetz : levés à 5 heures, toute la journée aux champs, 13 heures de travail par jour, ils peuvent l’améliorer la terre, les colons ! En échange de cette activité qu’ils n’ont pas choisie : l’isolement, les champs à l’infini, le labeur épuisant, les blessures des outils, le silence, le froid…
Un joli nom pour une île bretonne. Des touristes, des vacanciers… et un bagne où des gamins triment tout le jour et vivent dans la peur des gardes chiourmes. Un soir, l’un d’eux commet l’inconcevable : il mord dans un morceau de fromage avant la soupe ! Les coups se mettent à pleuvoir mais, cette fois, les copains viennent à la rescousse : c’est la révolte. Une cinquantaine d’enfants s’enfuient dans la nuit. Fuir, mais où quand la mer est partout… ? La traque va durer plusieurs jours : gardiens, bien sûr, mais aussi habitants, touristes, vacanciers, à qui l’on promet vingt francs de récompense pour tout gibier ramené. Certains se feront un bon pécule. Prévert, lui, y trouvera l’inspiration d’un de ces poèmes les plus percutants : La chasse à l’enfant.
Front Populaire, Deuxième Guerre mondiale… enfin l’Etat se décide à reconsidérer les fondements mêmes de la protection de l’enfance et du sort fait aux jeunes délinquants : ce sera l’ordonnance de 1945. La primauté de l’éducatif sur le répressif y est affirmée et une véritable justice des mineurs se met en place. La direction de l’Education surveillée est créée, autonome de l’administration pénitentiaire. Les colonies pénitentiaires sont rayées des textes 9 pas encore tout à fait du paysage. Si les enfants sont enfin sortis de l’enfer des bagnes, un long purgatoire les attend…
Mireille Roques
Les bagnes d’enfants, histoire d’une tragédie
http://www.lien-social.com/spip.php?article3137&id_groupe=11
1Ferme de Champagne - rue des Palombes - 91605 Savigny-sur-Orge - Jusqu’au 26 mars. Pour réserver : 01 69 54 24 14 - [- > veronique.blanchard@justice.fr
2Cette théorie est vivement critiquée par Michel Foucault dans Surveiller et punir
3in Choses vues
4La Petite Roquette- étude sur l’éducation correctionnelle des jeunes du département de la Seine par Maître Anatole Corne, 1864
5C’est l’administration pénitentiaire qui a la tutelle des colonies mais elle délègue tout pouvoir aux particuliers et aux congrégations désireux de prendre en charge les jeunes délinquants
6Tout chef de famille estimant que son enfant est sur une mauvaise pente peut demander au tribunal qu’il soit placé, ce qui est en principe accordé sans autre forme de procès. Il suffisait qu’un garçon soit un peu opposant ou une fille un rien coquette pour que certains pères se déchargent ainsi de leur éducation. Cette prérogative était souvent exercée par les familles aisées pour des raisons d’héritage. Elle sera abolie seulement en 1970
7L’administration centrale publie en 1864 un règlement à destination des établissements pour tenter de remédier aux abus les plus spectaculaires, mais sans grands effets
8Les Hauts murs d’Auguste Le Breton, éd. Plon, 1972
9Ils seront remplacés par des COPES (Centre d’observation public de l’éducation surveillée) - comme celui de la Ferme de Champagne