Une des réformes les plus acclamées de la Révolution française fut l'introduction du procès par jurés. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, de simples citoyens étaient chargés de déterminer la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Les créateurs du jury les Constituants - ont ainsi cherché à appliquer le concept de souveraineté populaire non seulement à la vie politique de la Nation mais également à ses institutions judiciaires, y compris aux tribunaux criminels. Mais dès le départ, dans la pratique, les représentants de la société civile ont fait preuve d'indépendance à l'égard de l'État. Les audiences des tribunaux criminels ont révélé une tension entre la vision idéalisée du législateur et celles, plus concrètes, des citoyens provinciaux appelés à siéger au jury. Le signe le plus manifeste de cet écart fut le taux élevé d'acquittements, qui exaspéra une fraction importante de la magistrature et faillit pousser Napoléon à abolir le procès par jurés. Mais l'institution survécut à l'abolition des tribunaux criminels en 1811 et demeure une pierre angulaire de la justice criminelle française. Le but de ce. livre est d'explorer, le fonctionnement de ces tribunaux et l'enfance turbulente du procès par jurés dans la France révolutionnaire et napoléonienne.
Robert Allen est maître de conférences à l'université Stephen F Austin (États-Unis).
Les tribunaux criminels sous la Révolution et l'Empire : 1792-1811
Broché: 318 pages
Editeur : PU Rennes (9 juin 2005)
Collection : Histoire
Langue : Français
Dans cet ouvrage, traduit l’année dernière, l’historien américain s’intéresse aux balbutiements du tribunal de jury populaire, tel qu’il existe en France. Robert Allen en fait étudie les tribunaux criminels depuis leur création par le code pénal de septembre 1791 qui entre en vigueur en 1792 jusqu’à la réforme du code pénal par Napoléon en 1811 qui crée le système actuel des cours d’assise et des juges d’instruction. La réforme napoléonienne s’inscrit justement dans un constat d’échec exprimé par les gouvernements successifs depuis la Convention.
Il s’agit en fait pour R. Allen de confronter, d’un côté les buts des constituants qui ont établi le nouveau système judiciaire qui sont en fait ambitieux et d’un autre côté la pratique telle que la révèlent les archives. Pour les constituants les tribunaux criminels doivent rompre avec l’arbitraire de l’Ancien Régime (pensée libérale du député Feuillant Duport) ; mais au-delà il s’agit aussi d’introduire dans la justice le principe de la souveraineté populaire (création des jurés) tout en ayant le souci d’un minimum d’ordre social (ce qui est contradictoire et aboutit en fait à une procédure de choix des jurés de type censitaire :ils sont choisis parmi 7% de la population) ; et surtout dans le droit fil de la pensée des Lumières la justice doit avoir une vertu pédagogique, c’est-à-dire qu’en faisant participer les citoyens à la justice on y voit un moyen de favoriser l’avènement de la raison dans la société (C’est la pensée de Condorcet qui estime que si le citoyen est investi de pouvoir, cela contribue à accroître la vertu et la raison chez lui. La pratique de cette justice est étudiée à partir des procès verbaux de 16 tribunaux départementaux (R. Allen a surtout travaillé sur celui de Dijon et a comparé ses observations avec les 15 autres, notamment les tribunaux de l’Ain, de la Vendée, des Hautes-Pyrénées, de la Somme... pour avoir un panel géographique représentatif). Or il constate un écart entre ce que l’Etat révolutionnaire attend de la justice et l’attitude des jurés. Ce qui est donc en question à travers cette étude sur le système judiciaire qui peut sembler très pointue, c’est de façon plus générale, les rapports entre l’Etat et la société.
Dès le premier chapitre Robert Allen expose sa thèse. La trame du système judiciaire est conçue par les constituants en rupture avec l’Ancien Régime :
égalité : on est jugé en fonction de son délit et non de son statut ;
souveraineté nationale : instauration de deux jury d’accusation, avant le procès, et de condamnation, élection des juges et droits énormes des plaignants pour éviter
l’arbitraire ;
La
procédure contradictoire durant la quelle le juré est amené à poser des questions, peut demander la convocation de témoins... révèle surtout la volonté de faire du procès un moment d’éducation
civique par la pratique.
C’est à ce stade que Robert Allen relève la contradiction de fond dans ce système : car on demande aux jurés d’être des citoyens libres, votant selon leur intime conviction et devant tenir compte de l’intention du présumé coupable... bref on veut à tout prix éviter la tyrannie de la justice. Mais d’un autre côté le code pénal fixe une grille très rigide des peines (par exemple les peines ne varient guère en cas de vol selon la valeur de ce qui est dérobé). Du coup les jurés sont confrontés à un dilemme, auquel ils ne sont peut-être pas prêts.
C’est pour R. Allen l’explication de fond du constat qui ressort de l’étude des verdicts des 16 tribunaux étudiés dans son second chapitre, à savoir un grand nombre de relaxes et un certain « laxisme » des jurés dont ne cessent de se plaindre les autorités (ce qui est révélateur de ce décalage entre l’Etat et les citoyens) au point par exemple que le Directoire crée des tribunaux militaires spéciaux contre le brigandage pour contourner les tribunaux criminels, auxquels il ne fait pas confiance.A travers les verdicts, c’est aussi un sondage des mentalités de l’époque : les sentences sont plus sévères quand ce sont des crimes d’atteinte à la propriété, de vols, d’incendies volontaires et en cas d’homicide, de faux-monnayage. Les jurés sont sensibles à tout ce qui trouble l’ordre social, plus que l’ordre public. D’ailleurs ils sont plus sévères envers les couches bases (car les jurés appartiennent à la bourgeoisie modérément riche) et les populations urbaines. C’est une justice de classe d’une certaine façon, mais aussi une crainte des émeutes urbaines qui s’exprime. Par contre les jurés s’avèrent plus compréhensibles quand il s’agit de violence physique, les crimes politiques, les propos inciviques, certains délits contre l’ordre public, mais aussi les infanticides et les avortements.
Robert Allen précise dans les chapitres suivants ses explications en étudiant le déroulement des procès (connu par les lettres que les juges envoient au ministère ou par les documents transmis au tribunal de cassation le cas échéant) et la composition des tribunaux.
Dans le 5ème chapitre R. Allen insiste sur les procès pour crimes politique car ils sont un baromètre intéressant pour préciser les raisons de la tendance à l’indulgence des tribunaux criminels qui l’intéresse tout au long de son ouvrage et les explications de ce laxisme sont plus faciles à chercher (même s’il y a un problème de source : on a conservé aucune minute de procès). Les taux d’acquittement atteignent 74% sous la Terreur pour retomber (tout est relatif) à 60% sous le Directoire. Bref, il y a une résistance de la justice face au politique qui ne peut que la contourner en créant des juridictions d’exception. R. Allen avance quelques hypothèses d’explication dont les plus intéressantes sont :
soit
d’ordre culturel : il y a un fossé entre le gouvernement et une société qui est encore imprégnée de l’idée d’Ancien Régime que l’Etat est incarné par une personne (le roi ou ses
représentants) et donc pour qui la notion de crime contre un Etat-abstraction n’a aucun sens. Ce que semble confirmer le fait que les crimes de faux-monnayage ou de spéculation sont plus
sévèrement punis, car touchent concrètement les citoyens qui jugent ;
soit
d’ordre socio-politique : les jurés appartiennent plutôt à une bourgeoisie moyenne ou au monde des cultivateurs, c’est une catégorie de propriétaires avant tout, plus modérés que les
autorités. R. Allen y voit l’expression d’une France qui veut modérer la Révolution (c’est très net sous la Terreur comme sous la réaction thermidorienne).
Dans le 6ème chapitre, l’auteur revient donc sur les cas de justices d’exception, en les expliquant non seulement par des raisons politiques (cf. la terreur et les tribunaux révolutionnaires qui sont sensés canaliser la violence des sans-culottes), mais aussi comme une réponse à ce « laxisme » sans cesse dénoncé par les autorités. Robert Allen étudie deux cas de figure pour en étudier les ressorts et la logique : les tribunaux révolutionnaires qui poursuivent les émigrés au nom de la loi du 28 mars 1793 qui ôte la citoyenneté aux émigrés et prévoit la peine de mort (pour noter notamment que la justice d’exception n’est pas rendue avec la même « efficacité » redoutable selon les région. Ce sont les tribunaux d’exception des départements où le clivage politique est le plus exacerbé, comme la Vendée, la Lozère ou le Languedoc, qui condamnent le plus (la moitié des condamnation à mort d’émigrés pour toute la France dans 7 tribunaux seulement). La terreur est donc exacerbée quand il y a convergence entre volonté politique du CSP et la situation locale), et les tribunaux spéciaux créés sous le consulat pour les crimes d’atteinte à l’ordre public : vols, assassinats prémédités, vagabondage, rassemblement séditieux, incendie et faux-monnayage.
En conclusion, l’étude répond dans le domaine de la justice à la question plus générale du processus qui amène à une société de citoyens. Les révolutionnaires ont voulu amalgamer l’Etat et la société (en instaurant les jurés) avec l’idée de régénérer le citoyen (cf. Mona Ozouf). Mais la population résiste et à travers ce décalage c’est le décalage entre le langage universel du code pénal (chacun doit être condamné selon son crime) et le monde réel et beaucoup plus fait de compromis (cf. une sensibilité encore d’Ancien Régime), de préjugés aussi des rapports sociaux (cf. une justice de classes). Par ailleurs, l’étude de R. Allen (dans le sens des travaux de Mona Ozouf) constate que l’idée d’une diffusion d’une idéal du haut vers le bas est un échec. Pour autant l’auteur nuance lui-même cette conclusion : il a montré que les tribunaux ont été le lieu d’apprentissage du débat contradictoire, donc de la citoyenneté et de la démocratie (encore réservée à une élite censitaire certes). C’est là qu’il s’écarte de l’école historique de François Furet.
mardi 18 avril 2006, par