En 1972, trois jeunes appelés participent, insouciants, à un essai nucléaire au cœur du Pacifique. Un film de
Marion Hänsel.
De 1960 à 1996, la France a procédé à 210 essais nucléaires, en Algérie d’abord, en Polynésie ensuite. Cent cinquante mille personnes ont été employées sur les sites de ces essais ; parmi elles de nombreux militaires, notamment beaucoup d’appelés du contingent, très jeunes et inconscients des dangers de leurs effets (lumière aveuglante, radiations, nuages radioactifs). Certains d’entre eux étaient même volontaires : longtemps la Marine nationale a présenté ces essais comme un « spectacle extraordinaire » ; la « fierté d’un pays indépendant et puissant ». Quant aux habitants locaux, les Polynésiens, payés pour leur participation, beaucoup se sont d’abord tus.
Noir océan , adapté de deux nouvelles d’Hubert Mingarelli, illustre cela : trois jeunes appelés à bord d’un navire de la Marine, en 1972, manoeuvrant sur le Pacifique, participent à un essai nucléaire au large de Mururoa. Le film de Marion Hänsel ne raconte rien, car rien n’est « racontable ». Ni les effets possibles de l’exposition à une explosion (ne survenant que des années plus tard), ni le silence « secret défense » de l’armée autour du nucléaire - toujours pas levé, quinze ans après les derniers essais -, ni la peur diffuse des jeunes témoins.
Le monde savait, depuis Hiroshima et Nagasaki, l’horreur que le nucléaire porte en lui. Mais rien de ce danger n’était alors associé aux essais nucléaires. Il faudra que des populations locales ou des militaires, d’abord aux États-Unis, puis en Polynésie ou au Kazakhstan près des sites soviétiques, soient victimes des retombées d’innombrables explosions nucléaires pour qu’une action de mobilisation soit menée et aboutisse à l’arrêt des essais. La loi d’indemnisation des victimes a été votée en 1988 aux États-Unis, en juin 2010 en France.
Noir océan est parcouru par une constante tension : des souvenirs d’enfance d’un des protagonistes aux actions et intentions sur le navire des jeunes appelés ou lors de leur permission sur une longue plage de sable fin où ils partent à la pêche aux requins. La mort rôde, le destin peut tourner au drame. Cette tension est une représentation de la menace nucléaire, comme si la tragédie était inéluctable, la maladie pouvant rattraper à tout moment ces jeunes corps en pleine santé, mais fragiles sous l’uniforme qui les fait encore ressembler à des petits garçons.
Cette tension se fait également rite initiatique sadique : l’armée n’est pas tendre, on le sait, pour les plus jeunes et les plus faibles de ses recrues. Le danger qu’encourent ces appelés passe par ces humiliations, ces mises au pas, ces punitions, ces violences injustes, cet ennui permanent meublé de prises de quart et de tours de garde. On sent bien, aussi, la situation coloniale : une vie de Polynésien est moins importante qu’une vie d’Européen, tout comme la vie d’un officier compte plus que celle d’un troufion. La tension, enfin, se fait introspection : les trois jeunes hommes du film s’interrogent sur ce mal insidieux qu’on leur cache, qui, s’il n’apparaît pas sur leur peau, mine déjà leur moral. Si bien que, lorsque survient l’explosion, intense lueur au loin sur l’océan, quand monte le champignon nucléaire dans le ciel azur, chacun y voit déjà la mort à l’œuvre, comme si un monstre surgissait de la mer, un grand requin blanc et tueur venu des profondeurs de l’histoire.
Noir Océan de Marion Hänsel : dans l'enfer de Mururoa
Par Antoine de
Baecque
publié dans L'Histoire n° 365 -
06/2011 +