C'est une petite ritournelle qui commence généralement à la fin des derniers frimas. Les fêtes sont derrière nous et les esprits commencent à culpabiliser. La presse féminine achève le travail de sape: "Attention, l'été n'est plus qu'à quelques semaines !" L'injonction se fait pressante car les jours sont comptés pour métamorphoser ce corps laissé en jachère sous nos confortables doudounes hivernales. Et c'est le même refrain chaque année.
Pourtant, il fut un temps où le corps se souciait peu de la ronde des saisons. Les arrière-petits-enfants du Front populaire et des congés payés l'ont oublié, mais le corps d'été n'a pas toujours existé, s'imposant progressivement au cours du xxe siècle. C'est ce que décrit l'historien Christophe Granger dans son livre Les Corps d'été. Naissance d'une variation saisonnière, qui paraît chez Autrement. Les corps d'été, ou comment une saison nous a fait entrer de plain-pied dans la société des apparences.
DR - Les Corps d'été. XXe siècle. Naissance d'une variation saisonnière. Autrement, 19 euros. A droite, l'historien Christophe Granger
Un historien qui s'intéresse aux corps d'été, est-ce bien sérieux?
C'est en effet un sujet extrêmement frivole en apparence. Mais la frivolité a parfois des vertus insoupçonnées. Car derrière cette superficialité supposée se jouent des enjeux sociaux spécifiques. La saison d'été, que l'on a fini par galvauder en l'appelant "vacances" s'est construite récemment, en l'espace d'un siècle. Et elle a profondément modifié notre rapport au corps.
Qu'est-ce qu'un corps d'été?
C'est avant tout un écart saisonnier des manières d'être et de faire. A l'arrivée de l'été, le corps change de signification, d'apparence. Tout à coup, il devient central, il est surinvesti de sens, à la fois symboliquement et affectivement. Tous les échanges sociaux, familiaux, affectifs se réorganisent autour de lui. Il envoie des signaux qu'il faut savoir déchiffrer et mettre en scène. C'est autour de l'été que l'idée même du corps comme capital à entretenir a émergé avant de se diffuser aux autres périodes de l'année.
Quand commence-t-on à s'intéresser à son corps?
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les corps d'été ne sont pas nés sous le poids du diktat des apparences. Au début du xxe siècle, dans le monde citadin, l'été est une saison redoutée. Elle représente une menace, liée à une vieille croyance héritée du siècle des Lumières, qui met en concordance l'état de l'air et celui des fluides internes au corps humain. Cette saison chaude malmènerait les organismes: exsudation excessive, mauvaise digestion, problèmes d'hygiène... Cette croyance va être confortée par la découverte du système microbien, qui met en lumière une prolifération plus forte des microbes en été que le reste de l'année. Face à cette double menace, une question émerge: que faut-il faire des corps l'été?
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En cette fin du XIXe siècle, il est mal vu de s'exposer au soleil. On se baigne habillé et, pour se promener sur la plage, mieux vaut porter un canotier ou une ombrelle, comme ici, à Atlantic City (Etats-Unis).
Et quelle réponse apporte-t-on?
Il faut les aérer, les sortir des villes. La bourgeoisie a déjà commencé à le faire depuis quelques années. Mais il faut désormais que les femmes et les enfants du peuple, considérés comme l'avenir de la nation, puissent faire de même. C'est ainsi que l'été commence à s'incarner dans le corps. La saison estivale devient un moment où il peut récupérer, se renforcer, se "robustiquer", comme on dit à l'époque. Ce concept n'a l'air de rien pour nous qui en sommes les héritiers, mais à ce moment-là, c'est profondément nouveau.
Une nouveauté qui n'a pas plu à tout le monde.
Cette tendance a même suscité des résistances considérables dans l'entre-deux-guerres. Dans l'ancienne bourgeoisie dominante, le corps n'occupait pas une place centrale, il fallait plutôt le dissimuler aux regards des autres. Face à elle, une nouvelle bourgeoisie se l'est approprié comme un instrument de distinction sociale. Se sentant dépossédée, la vieille bourgeoisie chrétienne va mener une croisade morale contre ces nouvelles pratiques estivales. Les conflits sont parfois très violents. On appelle à la bastonnade, on jette des pierres aux baigneuses, on les accuse de pratiquer des partouzes publiques. Les efforts de ces ligues contre l'immoralité sont en partie récompensés grâce aux municipalités qui conçoivent, autour des années 1930, une somme colossale d'arrêtés destinés à réglementer les tenues vestimentaire et morale des baigneurs.
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Jusqu'aux années 1950, les baigneuses ont mauvaise presse. De Chicago - où la police les arrête (ici en 1922) - à la France, elles sont soumises à la vindicte populaire.
Donnez-nous quelques exemples.
Je pense à la municipalité de La Rochelle, qui décrit de façon extrêmement précise la forme du maillot des femmes, qui doit "couvrir le torse, le bassin et le haut des membres inférieurs". Mais la réglementation ne se limite pas aux seules apparences. Il s'agit aussi de délimiter les manières de se tenir et de se mettre en mouvement. Certaines villes interdisent aux baigneurs de marcher ou de jouer au ballon en tenue de plage. D'autres vont jusqu'à prohiber la pratique du bain de soleil, "prétexte à des exhibitions inconvenantes", qui doit se faire à l'écart de la plage.
L'Express - Le 19 août 1975, L'Express fait sa Une sur le sujet et enlève le haut... pour clore le débat.
Les querelles qui surgissent à l'arrivée du monokini sont-elles de même nature?
Elles ont en effet un air de déjà-vu. Dans les années 1960, la question des seins nus devient un vrai débat de société. La bourgeoisie traditionnelle et la petite bourgeoisie en déclin sont choquées par ces "dépoitraillements" publics quand les classes moyennes éduquées et la bourgeoisie salariée des cadres y voient le symbole de la libération de la femme et la mort de la famille. Les gens qui y sont hostiles traitent les baigneuses en monokini de prostituées quand ses partisans traitent leurs adversaires de refoulés. Après une grosse décennie de discorde, L'Express clôt le débat avec la publication d'un sondage définitif en titrant à sa Une "Seins nus: les Français sont pour!". A l'issue de ces batailles, on comprend que le corps d'été est devenu un véritable objet de société qui, d'année en année, a produit de nouvelles normes.
Ce sont ces normes qui imposent que l'on doive désormais préparer nos corps à l'été?
C'est après la Seconde Guerre mondiale qu'apparaît la culture commune de préparation du corps à l'été. Destiné à être vu, il devient peu à peu une vitrine de soi et réclame une mise en ordre préalable. Il entre dans le langage des apparences.
Des apparences qui supposent une silhouette mince et bronzée?
L'histoire du bronzage est instructive, car elle est emblématique de l'entrée du corps dans cette logique des apparences. Utilisé dans un premier temps par la médecine, le bronzage est peu à peu devenu une mode. Dans les années 1920-1930, il est affiché comme transgression, essentiellement par l'avant-garde. Il faut être le plus noir possible. Le teint estival, dira Colette, requiert "une vie de bureaucrate nudiste". Très vite, les médecins se réapproprient l'héliothérapie et recommandent un usage rationnel et modéré. Les magazines féminins diffusent peu à peu une nouvelle morale du bronzage : grâce à lui, les femmes vont être belles, en bonne santé, et, par conséquent, plus joyeuses. On voit apparaître ici les prémices du culte du bien-être. L'été suppose également un corps naturel et relâché, un certain sens du sans-façon. Libérés des tenues empesées qu'impose la vie des villes, les corps doivent se passer des artifices et des sophistications de la mode, des styles et des poses.
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"Libérés des tenues empesées qu'impose la vie des villes, les corps doivent se passer des artifices de la mode, des styles et des poses", note Christophe Granger.
Mais, même relâchée, la beauté, ça se travaille, non?
C'est là tout le paradoxe. On dit aux femmes: relâchez-vous, mais pas n'importe comment! L'aisance ne doit pas être synonyme de débraillement, et le confort, d'absence de tenue. Il ne faut pas s'abandonner au moment. Il faut développer un certain sens de l'orientation estivale et maîtriser de nouvelles règles. Apprendre à porter son corps et à déchiffrer celui des autres. Certains magazines aident les estivantes en leur apprenant par exemple la façon de se déshabiller: comment passer, négligemment mais pas trop, du corps quotidien au corps d'été.
Aujourd'hui, ces exigences ne se sont-elles pas étendues aux autres saisons?
Dans les années 1980-1990, le discours médical, notamment sur les dangers du soleil, a brouillé le jeu des apparences. Aujourd'hui, il ne suffit plus seulement de se préparer un corps d'été, il faut aussi gérer son capital santé. Plus profondément, les normes se sont diluées et étendues au reste de l'année. Ce qui a transformé son sens, sans pour autant, je crois, avoir complètement supprimé la norme estivale.
Les Corps d'été. XXe siècle. Naissance d'une variation saisonnière. Autrement, 19 euros.