La bande dessinée dite "de reportage" connaît un essor croissant depuis quelques années. Dans un quotidien inondé par
l'information, sa force est d'offrir ce que les autres médias proposent rarement : un propos personnalisé, intimiste, loin des doctrines sur la sacro-sainte objectivité
journalistique.
Daniel Blancou, comme d'autres avant lui (Emmanuel Guibert, Etienne Davodeau...), sait cela parfaitement. Ainsi qu'il l'écrit dans l'avant-propos de Retour à
Saint-Laurent-des-Arabes, son objectif n'est pas de "faire un savant exposé sur l'histoire des harkis en général ou une analyse sociopolitique pointue du mouvement dans son
ensemble". Mais bien de raconter, à hauteur d'homme, le quotidien de
ces "oubliés" de la guerre d'Algérie, à l'époque où ceux-ci sont arrivés en France, dès 1962.
Blancou n'est pas allé chercher très loin ses "informateurs" : il a interrogé longuement ses parents, des enseignants à la retraite ayant exercé leur métier d'instituteur dans les années 1960 au
camp de harkis de Saint-Maurice-l'Ardoise, sur la commune de Saint-Laurent-des-Arbres (Gard).
Son album commence, autour d'un café, par le récit de sa mère évoquant son affectation, quarante-cinq ans plus tôt, dans
ce village perdu des Cévennes où un camp avait été aménagé avec des barbelés tout autour. Des années durant, des centaines de familles ont été parquées là, dans des conditions très strictes,
dont la plus terrible fut sans doute l'instauration d'un couvre-feu le soir avec coupure de l'électricité dans les baraquements. A travers les souvenirs de ses parents, Daniel Blancou relate la vie de ces arrivants écartelés entre deux continents. Les enfants ne sachant pas
lire, le choc culturel d'un déracinement forcé, la communauté qui s'organise,
la fête de l'Aïd, la convivialité partagée, les coups de folie et de désespoir... Jusqu'aux révoltes de 1975 qui allaient entraîner la fermeture de ce type de camps et l'instauration d'une
politique de dispersion des populations.
Autant que le portrait documenté que l'auteur fait des harkis de l'époque, le livre vaut par le cheminement personnel de
ses parents tout au long des neuf années qu'ils ont passées sur place. Arrivés dans une naïveté confondante, sans prendre conscience du caractère militaire du camp, Claudine et Robert Blancou vont tisser des liens d'amitié avec les familles et se forger une conscience politique au gré des événements. Tout cela est raconté avec une délicatesse émouvante
que le dessin aérien de Blancou rend plus tangible encore. Les bédéphiles, évidemment, ne manqueront pas de déceler une double référence narrative dans son travail. D'abord Maus, le
récit sur la Shoah qu'Art Spiegelman réalisa en interviewant son propre père. Puis à
La Guerre d'Alan, le sublime récit d'Emmanuel Guibert racontant les tribulations d'un militaire américain en France pendant la seconde guerre mondiale.
Reste l'essentiel : cette empathie sincère de l'auteur pour des gens qu'il ne juge jamais et qu'il décrit à travers le regard de ses parents.
A l'approche du 50e anniversaire des accords d'Evian, un autre album évoque, lui aussi, une histoire de camp au lendemain
de la guerre d'Algérie, à travers le destin d'une famille algérienne dans un bidonville de Nanterre. Dans Demain,
demain, Laurent Maffre décrit la réalité oubliée de ce gigantesque campement de bric et de broc appelé "la Folie" où sont passés des milliers de travailleurs immigrés venus fournir une main-d'oeuvre bon marché aux industries du bâtiment et de l'automobile. Comme dans le livre de Daniel Blancou, le récit pointe avec gravité les errements d'une administration incapable de
solder son époque coloniale.
DEMAIN, DEMAIN. NANTERRE, BIDONVILLE DE LA FOLIE, 1962-1966 de Laurent
Maffre. Actes Sud-Arte Editions, 140 p., 23 €. En librairie le 23 mars.
RETOUR À SAINT-LAURENT-DES-ARABES de Daniel Blancou. Delcourt, 144 p., 14,95 €.