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Nouveau portrait du jour Julien Sapori

Culture et justice développe la rubrique Portrait du jour, ouvre ses pages aux fidèles lecteurs de la page et reçoit avec infiniment de plaisir Julien Sapori

Julien Sapori est un historien français.

Après des études secondaires en Italie et de droit à Rennes, il a été assistant universitaire dans cette ville. Commissaire de police depuis 1984, il est depuis 2017 à la retraite.

Ancien auditeur de l'Institut des Hautes Etudes sur la Sécurité et la Justice.

Ses travaux portent essentiellement sur l'histoire de la police et de la justice en France aux XVIIIe, XIXe et xxe siècle et sur les relations franco-italiennes, ainsi que sur l'histoire locale de Picardie.

Il est membre de la Société Historique de Soissons (Aisne), de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine de Compiègne (Oise), de la Società di Minerva (Trieste), de l'Institut Napoléon et de la Société d'études sur Joseph Fouché et son temps...

Bienvenue Julien sur le très prisé et discret Culture et justice

L' interview est réaliséé par notre ami Éric Labayle

Éric Labayle est originaire de Libourne, une terre de vin et de rugby. Docteur en histoire en 1995, il a depuis cette date publié de nombreux ouvrages et articles, essentiellement consacrés à l'histoire militaire française et canadienne entre 1850 et 1940.

Bien qu'étant resté très attaché à la Picardie, c'est en Touraine que ce spécialiste du témoignage historique et de son exploitation éditoriale a fondé les éditions Anovi en 2001 et par la suite les Editions Lamarque.

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Bonjour Julien Sapori. Pouvez-vous, en quelques mots, vous présenter aux lecteurs de la page Culture et justice ?

Je suis originaire de Trieste, une ville « étrange », située depuis des siècles à la frontière entre les civilisations italienne, slave et germanique. Mes grands-parents maternels, d’origine slovène, avaient été des sujets de l’Empire autrichien. Lors de ma naissance, la ville était une sorte de « colonie » anglo-américaine, les Alliés ayant hésité jusqu’en 1954 sur le sort à lui réserver : la « donner » à la Yougoslavie communiste de Tito (qui figurait parmi les vainqueurs) ou la rendre à l’Italie ? Finalement, la guerre froide aidant, on a opté pour cette dernière option. Ce sont ces origines « complexes » qui probablement expliquent mon intérêt non seulement pour l’Histoire mais, plus particulièrement, pour les problématiques relevant du fait national (et en ce moment donc, pour la guerre en Ukraine).

Trieste est, aussi, la plus « littéraire » des villes italiennes, avec des auteurs tels qu’Umberto Saba, Italo Svevo et, aujourd’hui, Claudio Magris. Les Triestins se sont façonnés une identité citadine et italienne en adoptant la langue et la culture de Dante : c’est pour moi la preuve que la nation n’est pas un critère « ethnique » mais, comme le disait Ernest Renan, un choix de chaque jour. C’est ainsi que, jeune homme, j’ai choisi de vivre en France et d’y devenir commissaire de police, métier que j’ai exercé avec passion pendant 33 ans.

Depuis une dizaine d’années, vous êtes devenu un historien reconnu. Quels sont vos thèmes de prédilection ?

J’ai fait « mes classe » en étudiant l’histoire locale de la Picardie (où j’ai possédé pendant des années une maison de campagne), notamment en exploitant les archives judiciaires de la région. Je me suis intéressé plus particulièrement à la « guerre des farines » de 1775 (préfiguration de la Révolution), aux avortements, aux bourreaux, au respect de la fermeture des débits de boissons le dimanche, etc. C’était, pour moi, une manière de m’initier à la recherche historique, mais aussi de réfléchir sur l’évolution à travers les siècles de mon métier de policier.

Mes axes de travail sont donc l’histoire de la police et de la justice, et l’histoire de l’Italie ; plus particulièrement, j’ai décliné cette dernière sous deux angles : l’aspect militaire et les relations franco-italiennes.

Vous avez sorti en 2022 une étude très complète sur les 600 derniers jours de Mussolini et la fin du fascisme italien. Pourquoi vous êtes-vous spécifiquement intéressé à cette période ?

Le fascisme m’interpelle car c’est un phénomène complexe, mêlant des aspects résolument conservateurs et réactionnaires mais aussi (et on a trop souvent tendance à l’oublier…) révolutionnaires (au moins dans les formules). Le grand historien Renzo De Felice y a distingué trois phases : celle « révolutionnaire » (1919-1925), celle « institutionnelle » (1925-1943) et puis la dernière, celle incarnée par la Repubblica Sociale Italiana (RSI) qui a constitué une sorte de retour aux sources « révolutionnaires » ; personnellement, je la qualifierai de « velléitaire », car à cette époque le fascisme était placé sous la tutelle étroite de l’occupant allemand et n’avait quasiment plus aucune marge d’action. Mais en politique les mots, même quand ils ne sont pas suivis de faits, comptent, et il ne faut pas oublier que lors du congrès de fondation de Partito Fascista Repubblicano à Vérone, en novembre 1943, on a même évoqué la suppression de la propriété privée ! En France, le mot « révolution » a une connotation politique résolument de gauche : or, le fascisme nous apprend que non seulement les frontières politiques entre la gauche et la droite sont souvent floues, mais aussi qu’il peut y avoir des révolutions de droite. Dans tous les cas, le rôle des leaders charismatiques, dénonçant avec virulence les prétendues tares des régimes démocratiques, est absolument central.

Le fascisme est donc incompréhensible sans Benito Mussolini ; en conséquence, il est nécessaire d’étudier sa personnalité Ceci exige de réévaluer « l’Histoire biographique » qui, avec Suétone, existe depuis l’Antiquité, mais qui a été trop souvent négligée à partir des années 1950. J’ai constaté que lors des 600 jours d’existence de la RSI, Mussolini n’était plus, à proprement parler, un « décideur », mais sa personnalité s’y est révélée, nous permettant ainsi de comprendre, au-delà de l’homme, ce que fut la doctrine fasciste.

En quoi l’histoire du fascisme italien fait-elle écho à l’actualité des années 2020 ?

Lorsque je rédigeai il y a quelques années mon livre D’un lac l’autre – les 600 derniers jours de Mussolini, j’étais loin d’imaginer qu’en octobre 2022, pour le centenaire de la Marcia su Roma (28 octobre 1922), Giorgia Meloni, héritière du parti post-fasciste, serait nommée au même poste que Benito Mussolini, c’est-à-dire Président du conseil des ministres ! Depuis, on m’interroge régulièrement sur un éventuel retour du fascisme en Italie… Je le dirai très clairement : je n’y crois pas, Mme Meloni ayant clairement coupé les ponts avec les dérives de sa jeunesse. Evidemment, on constate (au-delà de la coïncidence des dates) l’existence de certaines similitudes, et donc on est en droit de se demander si on n’assiste pas, actuellement, à une sorte de bis repetita… ? Le problème est que l’Histoire ne se répète jamais à l’identique. Sur ce sujet, Umberto Eco était catégorique : « l’étude de l’Histoire ne sert pas à ne pas commettre les erreurs du passé (…). L’Histoire ne sert pas à savoir où on va (si quelqu’un te l’affirme, c’est un menteur et un voyou), mais d’où on vient ». Savoir d’où on vient… C’est beaucoup plus modeste, mais tellement plus honnête !  

On a parfois l’impression que tout a déjà été dit sur le fascisme. Que reste-t-il à découvrir ? Quelles directions peut prendre la recherche historique ?

Depuis la fin du siècle dernier, l’étude du fascisme a fait des progrès énormes en Italie. Le précurseur a été le grand historien Renzo De Felice (1929-1996), avec sa gigantesque biographie sur Mussolini, sept volumes pour un total d’environ de 5.000 pages, publiée entre 1965 et 1997. D’autres d’historiens contemporains, Mauro Canali, Mimmo Franzinelli, Emilio Gentile etc., ont aussi contribué à rénover les études du fascisme, nous permettant, finalement, de sortir d’une vision à la fois manichéiste, mémorialiste et, osons le dire, politicienne. A ces études, s’est ajouté la publication de la correspondance (jusque-là inédite) entre Benito Mussolini et sa maîtresse Clara Petacci (2009-2011), trois volumes pour un total d’environ 1.500 pages, un document extraordinaire comportant des centaines de lettres que les deux protagonistes n’avaient pas rédigées en vue d’une éventuelle publication, ce qui leur donne un caractère extraordinaire de sincérité.

Or, tous ces livres n’ont pas été traduits en français et ne le seront jamais, pour des raisons de coût et de commercialisation, ce qui est vraiment dommage pour les lecteurs francophones ; j’ai essayé donc, dans mon livre, d’en donner un aperçu.

Parmi les pistes explorées par les historiens italiens, il en existe une qui m’interpelle et me semble particulièrement prometteuse : Emilio Gentile affirme, (Il culto del Littorio, 1993) à juste titre je crois, que le fascisme a été une sorte de « religion politique ». Il me semble que cette « sacralisation » est, d’une manière générale, trop souvent ignorée au profit d’explications économiques qui ne rendent pas compte de la complexité du fonctionnement de la sphère politique.

L’année 2022 fut une année prolifique pour vous, puisque vous avez également beaucoup travaillé – et publié – sur Jules Barbey d’Aurevilly. Qui était-il ? Ou plutôt, quel regard posez-vous sur la vie et l’œuvre de ce grand écrivain normand ? Pourquoi cet intérêt pour lui ?

Marc Bloch a écrit que « le bon historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ». J’ai ce défaut, de n’arriver pas à m’intéresser, à me passionner, que pour des sujets que j’ai connus, touché presque… Entre 2010 et 2013, j’étais en poste dans la Manche et c’est là, dans son département natal, que j’ai découvert l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly. J’ai, aussi, le privilège de pouvoir fréquenter l’hôtel Grandval-Caligny, à Valognes, qui a été à partir de 1872 et jusqu’à la fin de sa vie, l’habitation de vacances de Barbey, où il a notamment écrit son livre le plus célèbre, Les Diaboliques. Je le considère comme un des plus importants hommes de lettres français, car il a réussi à bâtir « son » univers, d’une cohérence totale, au plan littéraire, religieux, politique, historique, géographique, sentimental, mais également par sa manière de s’habiller (il vaudrait mieux dire : de s’accoutrer !). Et pour conclure quoi ? C’est là que Barbey révèle son génie : pour conclure, très modestement… qu’il ne sait pas ! Certains lecteurs m’ont dit qu’ils n’ont pas aimé sa nouvelle Le Rideau Cramoisi car la fin reste inexpliquée : c’est justement cela qui me plaît, car si l’Histoire (et aussi de la vie) m’ont appris quelque chose, c’est que les explications rationnelles, souvent, n’expliquent rien et ne sont que l’expression de notre incapacité à comprendre.

Barbey d’Aurevilly ne serait-il pas en voie d’être oublié ces temps-ci ? On pense notamment au projet de débaptiser un collège portant son nom… En quoi cet auteur est-il actuel ?

Non, Barbey n’est pas du tout oublié ! Bien au contraire : c’est plutôt à son époque qu’il faisait figure de méconnu (en dehors de son activité de critique littéraire), le « tout Paris » lui reprochant son prétendu archaïsme. De nos jours, les études sur le « Connétable des Lettres » foisonnent, nous révélant la richesse et la complexité de ses écrits, trop souvent cachées derrière sa personnalité excentrique. Le fait que dans un lycée de Rouen certaines personnes aient envisagé de « dé-baptiser » l’établissement atteste, au contraire, de son extrême actualité : Barbey est absolument incompatible avec la mode « woke », et cela gêne, car tout ce qui est complexe gêne une société qui se vautre dans les slogans et le superficiel. Il faudrait proposer à ces militants du « bien-penser » une solution radicale et définitive : attribuer à chaque établissement scolaire un numéro, comme cela se fait en Chine.

Enfin, vous avez terminé l’année en revenant à votre milieu d’origine : la police. Vous avez publié un pamphlet intitulé Au secours…la police est malade. Pour quelle raison avez-vous ressenti le besoin de prendre la plume à ce propos ? La police est-elle si malade que cela ? Qu’attendez-vous de la publication de ce libelle ?

J’ai toujours vécu mon métier de manière très intense… trop, peut-être au détriment de ma famille. Lorsque j’étais en activité, je me sentais tenu par l’obligation de réserve, un corset qui me semble justifié pour ceux qui, dans un Etat de droit, incarnent la loi et le monopole de la violence légitime. Mais maintenant je suis à la retraite, et je dispose donc de la liberté de parole. Pour ce qui concerne ce petit pamphlet, le déclic a été constitué par le projet de réforme de la Police nationale, comportant la suppression des services territoriaux de la Police judiciaire (4.000 enquêteurs spécialisés dans la traque de la grande criminalité et des affaires complexes : terrorisme, banditisme, serial-killer, narcotrafic, délinquance « en col blanc » etc.). C’est une véritable catastrophe qui s’annonce, en termes de menace pour la sécurité et aussi pour l’Etat de droit. A partir de juin 2022, j’ai alerté les médias : des journaux à tirage national m’ont répondu que le sujet était trop technique, et qu’il n’intéresserait pas les lecteurs. C’est seulement à partir du 6 octobre, à la suite de l’accueil très digne mais aussi très « froid » que les enquêteurs de la PJ de Marseille ont réservé au directeur général de la Police nationale (filmé et diffusé sur les réseaux sociaux), qu’on a commencé à évoquer le sujet. Mais l’opinion publique ne dispose toujours pas d’une analyse d’ensemble, d’une lecture aisée et débarrassée de tout jargon politicien : c’est pourquoi, avec mon éditeur, j’ai décidé de rédiger ce pamphlet qui n’aborde pas seulement la problématique de la suppression des services territoriaux de la Police Judiciaire, mais également d’autres, au cœur de la problématique sécuritaire qui angoisse les Français : la complexité « baroque » de la procédure pénale, la prolifération du cannabis et les radars routiers.

Quels sont vos projets de recherche, d’écriture et de publication ?

Depuis une vingtaine d’années, je travaille sur un sujet qui m’intrigue : l’assassinat perpétré en 1768, à Trieste, de Johan Winckelmann, considéré comme le fondateur de l’histoire de l’art. Il s’agit d’un « fait divers » passionnant : l’auteur, arrêté, a fini par passer des aveux complets et circonstanciés, confortés par quantité de témoignages, les constatations effectuées sur les lieux du crime et l’autopsie. Le dossier d’enquête, intact et parfaitement lisible, est conservé dans les archives de la ville ; je l’ai consulté, étudié et comparé aux autres études existantes. Pour moi (comme pour les juges triestins de l’époque) il n’y a pas l’ombre d’un doute, il s’agit d’une affaire crapuleuse : Winckelmann a été tué par un repris de justice, qui voulait s’emparer des monnaies d’argent qu’il transportait. Affaire aussi claire que banale. Or, l'académicien Dominique Fernandez (membre de l’Académie française) a publié en 1981 un roman, Signor Giovanni, dans lequel il défend une autre interprétation des faits : selon lui, Winckelmann aurait été tué par son amant occasionnel. Ce « raid » d’un romancier dans l’Histoire, n’est pas dicté par la volonté de rétablir la vérité, mais se veut avant tout un acte de militantisme gay. C'est la nouvelle doxa : tout homosexuel est aussi un martyr. Mon livre tâchera de rappeler un concept peu romanesque mais bien connu des policiers : la banalité du crime.


Et, puisque j’ai évoqué la « banalité du crime », je souhaiterais, aussi, rendre homage au romancier qui a le mieux représenté ce concept dans son oeuvre : George Simenon. Je pourrai faire de la dévise du romancier belge, « comprendre et ne pas juger », mon épithaphe. Je travaille actuellement sur le commissaire Marcel Guillaume, le « vrai » commissaire du 36 quai des Orfèvres qui a inspiré le personnage du commissaire Maigret. Guillaume, après avoir traité les plus grandes affaires criminelles dans les années 1900/1930, a terminé sa vie en retraité paisible, dans un village perdu de 500 habitants situé dans la Manche. S’est’il pris de passion pour Barbey d’Aurevilly ? Nul le sait... En tout cas moi, je ne lâcherai pas le « Connétable des lettres » et je poursuivrai mes recherches et réflexions sur ce personnage aussi brillant et fascinant que contradictoire.

 

Culture et justice rassemble des informations relatives à l’actualité culturelle sur les questions de justice. Histoires, romans, portraits du jour, salon de livres... Page indépendante sans but lucratif administrée par Philippe Poisson et Camille Lazare, membres de l'association Criminocorpus.

A propos du site : Musée - Histoire de la justice, des crimes et des peines | Criminocorpus propose le premier musée nativement numérique dédié à l’histoire de la justice, des crimes et des peines. Ce musée produit ou accueille des expositions thématiques et des visites de lieux de justice. Ses collections rassemblent une sélection de documents et d’objets constituant des sources particulièrement rares ou peu accessibles pour l’histoire de la justice."

Relecture et mise en page S.P. et Ph.P

Tag(s) : #Coup de coeur du jour, #portrait du jour criminocorpus
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