Noir, c'est... pas noir! Et tant pis pour la chanson. Certes, cette couleur-là est à
prendre avec des pincettes, comme le charbon, mais elle n'est pas si uniforme ni si désespérée, ni si noire en somme, qu'on veut bien le croire. La preuve: si elle suit encore les corbillards et
se niche dans les dernières sacristies, elle habille aussi les branchés. Désormais, l'élégance est en noir. Mais il y a plus encore, nous dit ici notre historien des couleurs Michel Pastoureau:
avec le blanc, son compère, le noir nous a construit un imaginaire à part, une représentation du monde véhiculée par la photo et le cinéma, parfois plus véridique que celle décrite par les
couleurs. L'univers du noir et blanc, que l'on croyait relégué dans le passé, est toujours là, profondément ancré dans nos rêves et peut-être dans notre manière de
penser.
Voici donc l'autre enfant terrible des couleurs, le noir, qui, comme le blanc, fait bande à part dans notre histoire. Vraie couleur? Pas
vraiment une couleur? En tout cas, il a une réputation plutôt sombre...
Pas plus que les autres couleurs! Spontanément, nous pensons à ses aspects négatifs: les peurs enfantines, les ténèbres, et donc la mort, le
deuil. Cette dimension est omniprésente dans la Bible: le noir est irrémédiablement lié aux funérailles, aux défunts, au péché et, dans la symbolique des couleurs propres aux quatre éléments, il
est associé à la terre, c'est-à-dire aussi à l'enfer, au monde souterrain... Mais il y a également un noir plus respectable, celui de la tempérance, de l'humilité, de l'austérité, celui qui fut
porté par les moines et imposé par la Réforme. Il s'est transformé en noir de l'autorité, celui des juges, des arbitres, des voitures des chefs d'Etat (mais cela est en train de changer), etc. Et
nous connaissons aujourd'hui un autre noir, celui du chic et de l'élégance.
« Le noir de nos tenues de gala est l'héritier direct du noir princier de la Renaissance »
On ne voit d'ailleurs pas pourquoi cette couleur-là aurait échappé à l'ambivalence symbolique qui, si vous on suit bien, caractérise la
plupart des autres.
Exactement. Il y a un bon noir et un mauvais noir, voilà tout! Dans les sociétés anciennes, on utilisait deux mots pour le qualifier: en
latin, niger, qui désigne le noir brillant (il a donné le français «noir»), et ater (d'où vient «atrabilaire», qualifiant la bile noire), qui signifie noir mat, noir inquiétant. Cette distinction
entre brillant et mat était très vive autrefois, et elle l'est encore pour les Noirs africains (que les Français appellent parfois «Blacks», comme si le mot anglais avait moins de consonances
coloniales): une belle peau doit être la plus brillante possible, le mat évoquant la mort et l'enfer. Nos ancêtres étaient incontestablement plus sensibles que nous aux différentes nuances de
noir. D'autant plus que, pendant longtemps, il leur a été difficile de fabriquer cette couleur.
Le noir, dit-on parfois, est la couleur qui contient toutes les autres.
Si on mélange toutes les couleurs, on arrive plutôt à une sorte de brun ou de gris. Chimiquement, le vrai noir est difficile à atteindre. En
peinture, on ne l'obtient qu'en petites quantités, en recourant à des produits coûteux, tel l'ivoire calciné, qui donne une teinte magnifique mais hors de prix. Quant aux noirs fabriqués avec des
résidus de fumée, ils ne sont ni denses ni très stables. Ce qui explique que, jusqu'à la fin du Moyen Age, le noir est assez peu présent dans les peintures, du moins sur de grandes surfaces (on
l'utilise néanmoins en petites quantités dans les enluminures, avec de l'encre). Curieusement, c'est la morale qui a donné un coup de fouet à la technique: très sollicités pour fabriquer des
couleurs «sages», les teinturiers italiens de la fin du XIVe siècle réalisent alors des progrès dans la gamme des noirs, d'abord sur les soieries, puis sur les étoffes de laine. La Réforme
déclare la guerre aux tons vifs et professe une éthique de l'austère et du sombre (qui nous influence encore un peu aujourd'hui). Les grands réformateurs se font portraiturer vêtus de la couleur
humble du pécheur. Le noir devient alors une couleur à la mode non seulement chez les ecclésiastiques, mais également chez les princes: Luther s'habille de noir; Charles Quint
aussi.
Cette mode a perduré.
Oui. Le noir élégant de nos tenues de gala est l'héritier direct du noir princier de la Renaissance. A partir du XIXe siècle, on utilise des
couleurs de synthèse extraites du charbon et du goudron. Cette fois, ce sont les uniformes de ceux qui détiennent l'autorité - douaniers, policiers, magistrats, ecclésiastiques et même pompiers -
qui sont noirs (ils passeront progressivement au bleu marine). Le noir se démocratise. Mais, en perdant sa valeur économique, la couleur perd aussi un peu de sa magie et de sa force
symbolique.
«Le noir et blanc se voit revalorisé, considéré comme plus vrai que la couleur»
Le noir n'est pas partout la couleur du deuil, n'est-ce pas?
En effet. En Asie, si le noir est également associé à la mort et à l'au-delà, le deuil se porte en blanc. Pourquoi? Parce que le défunt se
transforme en un corps de lumière, un corps glorieux; il s'élève vers l'innocence et l'immaculé. En Occident, le défunt retourne à la terre, il redevient cendres, il part donc vers le noir. Déjà,
chez les Romains, le vêtement de deuil était gris, couleur de cendre. Le christianisme a cultivé ce symbole: il a toujours associé le deuil au sombre (qui a pu être aussi brun, violet ou bleu
foncé). Jusqu'au XVIIe siècle, seuls les aristocrates pouvaient s'offrir un habit de deuil, le noir étant très coûteux. Progressivement, la paysannerie suivra.
Le noir en politique n'était pas non plus de bon augure.
Le drapeau noir était autrefois celui des pirates et il signifiait la mort. Il a été repris par les anarchistes au XIXe siècle et est venu
empiéter sur le drapeau rouge du côté de l'ultragauche. Il est fascinant de voir comment les couleurs politiques ont toujours été ainsi débordées sur leur flanc par une autre couleur. Le noir de
l'ultragauche a rejoint le noir de l'ultradroite, qui représentait, selon les pays, le parti conservateur, le parti monarchiste ou celui de l'Eglise. Les extrêmes finissent toujours par se
rencontrer.
Au-delà de sa symbolique propre, le noir a une caractéristique: il est toujours associé au blanc, son
contraire.
Cela n'a pas toujours été le cas. Les couples rouge-blanc et rouge-noir sont perçus comme des contrastes plus forts en Orient, et ils l'ont
parfois été en Occident. Le jeu d'échecs en est un bel exemple. A sa naissance, en Inde, vers le VIe siècle, il comportait des pièces rouges et des pièces noires. Les Persans et les musulmans,
qui l'ont vite adopté, ont gardé cette opposition. Quand le jeu est arrivé chez nous, vers l'an 1000, les Européens ont changé la donne et ont fait s'affronter des rouges contre des blancs. C'est
seulement à la Renaissance que l'on est passé au couple actuel: noir contre blanc... Sombre contre clair, en somme.
Comme le blanc, le noir a vu lui aussi son statut de couleur contesté.
Oui. Ils se sont trouvés tous les deux mis à l'écart du monde des couleurs. Plusieurs facteurs ont contribué à cette rupture. D'abord, la
théorie de la couleur «lumière», qui s'est développée à la fin du Moyen Age. Tant que l'on pensait que la couleur était de la matière, il n'y avait pas de problème: les matières noires
existaient, et le noir était une couleur comme les autres, un point c'est tout. Mais, si la couleur était lumière, le noir n'était-il pas l'absence de lumière, donc... l'absence de couleur? On a
ainsi commencé à le regarder d'un œil différent. Deuxième changement: comme nous l'avons vu en racontant l'histoire du blanc, l'apparition de l'image gravée et de l'imprimerie a d'un seul coup
imposé le couple noir-blanc. Au même moment, la Réforme privilégie ces deux couleurs et les distingue des autres au nom de l'austérité. Troisième changement: c'est la science, une fois encore,
qui s'en mêle. Depuis Aristote, on classait les couleurs selon des axes, des cercles ou des spirales. Cependant, quel que soit le système, il y avait toujours une place pour le noir et une pour
le blanc, souvent à l'une des extrémités (cela donnait généralement sur un axe: blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir). En découvrant la composition du spectre de l'arc-en-ciel, Isaac Newton
établit un continuum des couleurs (violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge) qui exclut pour la première fois le noir et le blanc. Tout cela contribue donc à ce que, à partir du XVIIe
siècle, ces deux-là soient mis dans un monde à part.
Un monde qui va même s'opposer au monde des couleurs...
Oui. Dès le XIXe siècle, le noir et blanc, c'est le monde qui n'est pas coloré! En utilisant à ses débuts un procédé chimique qui capte la
lumière de manière bichrome, la photo accentue les théories scientifiques qui rejettent le noir et le blanc (au commencement, les clichés sont plutôt jaunâtres ou marronnasses, mais
l'amélioration des papiers permettra d'obtenir des noirs presque noirs). Il n'est pas impossible que les inventeurs de la reproduction photographique aient imaginé leur dispositif - l'appareil et
les papiers - sous l'influence de ces théories et des habitudes de l'époque: la photo serait ainsi venue renforcer la représentation du monde en noir et blanc qui était celle que donnaient les
gravures. En tout cas, la démocratisation de cette technique, puis le développement du cinéma et de la télévision, qui furent eux aussi bichromes à leurs débuts, a fini par nous familiariser avec
cette opposition: couleurs d'un côté, noir et blanc de l'autre.
L'étonnant avec ce couple-là, c'est qu'il a la capacité à lui tout seul de décrire la réalité, à condition bien sûr de décliner l'ensemble
des nuances grises entre les couleurs.
Attention! Nous sommes dans le domaine des codes! Ce n'est qu'une simple convention! On peut certes décrire le monde ainsi, sans utiliser
les autres couleurs (l'inverse n'est pas vrai: on ne pourrait pas se passer du noir ni du blanc pour décrire le monde en couleurs). Mais on pourrait tout aussi bien utiliser d'autres couples,
d'autres bichromies: rouge et jaune, brun et gris, ou encore noir et jaune (on irait ainsi de jaunes de plus en plus grisés à des gris de plus en plus noirs): tous les tests de lisibilité
montrent d'ailleurs qu'une écriture en jaune sur fond noir se distingue mieux qu'une écriture en noir sur blanc. Il faut nous défaire de cette idée reçue: contrairement à ce que nous croyons, le
contraste entre le noir et le blanc n'est ni plus fort ni plus pertinent que les autres.
Allons donc! Pourquoi alors le couple noir-blanc s'est-il à ce point distingué?
Par habitude! La photo et le cinéma ont renforcé ce clivage couleurs-noir et blanc qui aurait paru absurde aux yeux d'un homme de
l'Antiquité ou du Moyen Age. Lorsque apparurent la photographie et le cinéma, la couleur était un horizon performant et réjouissant à atteindre. En 1938, le film Les Aventures de Robin des bois,
de Michael Curtiz et William Keighley, qui a popularisé le Technicolor, forçait sur les couleurs contrastées. On a critiqué cet abus de couleurs qui donnait aux scènes un aspect peu réel. Mais le
noir et blanc a été rejeté par la majorité du public. Maintenant, pour lui plaire, on «colorise» (mot affreux!) les vieux films. Mais on assiste aussi à une étrange inversion: un film en noir et
blanc revient désormais plus cher qu'un film en couleurs et, du coup, le noir et blanc se voit revalorisé, considéré comme plus chic, plus vrai que la couleur!
Les premières images qui reflétaient vraiment le réel ayant été en noir et blanc, on peut se demander si cette représentation particulière
du monde n'a pas imprégné notre imaginaire et notre inconscient...
Et sans doute aussi notre façon de rêver. Il est probable que nous rêvions en noir et blanc. Qui sait? Il est certain que les films anciens,
les films «noirs» gardent une force et un mystère. Il y a sans doute quelque chose qui relève de l'inconscient... Savez-vous que le noir et blanc passionnait même Rubens, peintre coloriste s'il
en fut, au point qu'il employait une équipe de graveurs pour faire reproduire et diffuser ses tableaux en noir et blanc? Un autre symbole s'est attaché à ce couple: le sérieux. Il est amusant à
ce propos de lire les rapports envoyés aux Académies par les jeunes architectes qui sont allés en Grèce à l'époque romantique: «Les temples antiques sont en couleurs!» affirment-ils dans leurs
lettres. Et les vieux savants restés à Paris, Londres ou Berlin n'arrivent pas à y croire: «Comment? Les Grecs et les Romains auraient peint leurs monuments de couleurs vives? Ce n'est pas
sérieux!» Cette idée perdure aujourd'hui: le sérieux exige le noir et blanc. Certains de mes collègues historiens de la peinture préfèrent encore travailler sur une documentation de ce type: ils
disent que la couleur gêne leur regard et les empêche de bien étudier les formes et les styles. Comme si, d'ailleurs, les styles se limitaient aux traits!
Dans le film Pleasantville (1998), de Gary Ross, les deux héros se retrouvent dans le monde noir et blanc d'une série télévisée niaise des
années 1950, une société puritaine et étouffante qui ne connaît ni doutes, ni émotions, ni couleurs. Petit à petit, ils apportent la couleur subversive et sensuelle qui agit comme une
libération.
La couleur a en effet pu être considérée comme transgressive. Savez-vous que, dans les années 1920, la technique du cinéma en couleurs était
bien au point et que son développement aurait pu commencer plus tôt? Ce qui l'a retardé, ce sont des raisons économiques, mais aussi morales: à l'époque, certains esprits estimaient que les
images animées étaient futiles et indécentes. Que dire, alors, si elles avaient été en couleurs! C'était trop osé pour la société du moment. Pour des raisons similaires, Henry Ford, grand
protestant puritain, a refusé de vendre ses Ford T autrement que noires (alors que ses concurrents produisaient des voitures de différentes teintes). Mais, parfois, les codes s'inversent.
Aujourd'hui, les scientifiques, d'un côté, et les artistes, de l'autre, reconnaissent finalement que le noir est, comme le blanc, une couleur à part entière. Et maintenant que la couleur est
omniprésente, c'est le noir et blanc qui devient révolutionnaire!
Le noir - Du deuil à l'élégance...
par Dominique Simonnet
L'Express du 09/08/2004
Le bleu - La couleur qui ne fait pas de vagues par Dominique Simonnet
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28849801.html
Le rouge - C'est le feu et le sang, l'amour et l'enfer
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28890750.html
Le blanc - Partout, il dit la pureté et l'innocence
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28941000.html
Histoire - Documentaires (116)