La lecture de cet ouvrage sera sans doute facilitée si elle débute par sa conclusion. Celle-ci explicite ce qui en est l’interrogation centrale, et que ne laisse pas tout à fait attendre le titre. Rebecca Rogers s’est en effet proposé d’étudier la contribution des établissements scolaires fréquentés par les jeunes filles appartenant à une vaste catégorie – qui va des classes moyennes à l’aristocratie – à l’évolution des rapports de genre au cours du 19e siècle. De cette interrogation découle la place importante consacrée aux ouvrages des théoriciennes de l’éducation féminine, ainsi qu’aux enseignantes laïques ou religieuses qui offrent les premiers modèles de femmes dont l’activité n’est pas enfermée dans la sphère domestique. Une autre originalité de l’ouvrage est relevée par la préface de Michelle Perrot : Il s’agit pour partie d’un regard sur l’enseignement français d’outre-Atlantique, et pas seulement en raison de la familiarité de Rebecca Rogers avec les études américaines, nombreuses ces dernières années, sur les femmes françaises du 19e siècle.
La première partie porte sur la reconstruction de l’éducation des filles après la Révolution et sur les débats autour de la définition de la place que doivent occuper les femmes après l’adoption du code civil. L’analyse des œuvres des femmes pédagogues du début du siècle et de la littérature qui s’adresse aux jeunes filles apporte des correctifs à la conception admise antérieurement des femmes agissant seulement dans la sphère privée. Un second chapitre porte sur les nombreuses institutions, laïques ou congréganistes qui s’adressent à la bourgeoisie entre 1800 et 1830. Il s’intéresse moins à l’infrastructure matérielle de cette offre scolaire, d’ailleurs très diversifiée, qu’aux modèles de femmes que prétendent former ces écoles et aux obstacles que rencontre cette formation. Un développement est consacré à l’expérience vécue des jeunes filles à partir des rares témoignages disponibles. La partie centrale de l’ouvrage concerne les années 1830-1880, période où les enseignements pour jeunes filles connaissent un certain développement avant la période où prend place une intervention directe de l’État. Comme dans la partie précédente, la démarche va de l’analyse des représentations – avec l’apparition des critiques saint-simoniennes et leurs prolongements féministes en face des conceptions qui insistent sur la dimension religieuse de la vie domestique – à celle des institutions. Deux chapitres intermédiaires, particulièrement riches en descriptions précises qui intéresseront les historiens de l’éducation, sont consacrés aux enseignantes du milieu du siècle, notamment aux maîtresses de pension parisiennes et aux sœurs enseignantes.
Je m’arrêterai sur le dernier chapitre de cette partie, qui porte sur les pensionnats et institutions, l’instruction qu’ils dispensent et les identités féminines. Ces établissements constituent un univers que n’ont éclairé jusqu’ici que de rares monographies et l’ouvrage de synthèse de Françoise Mayeur publié il y a trente ans1. La période est marquée par une augmentation sensible de leur nombre, difficile à évaluer précisément en raison de la faiblesse des contrôles de l’État. Cette croissance de l’offre scolaire pour les filles, concerne notamment Paris. Laïques ou congréganistes, ces établissements sont généralement de taille réduite (peu d’entre eux dépassent 100 pensionnaires) et, en ce qui concerne une partie des établissements laïcs, leur durée d’existence est souvent assez brève : moins de 10 ans en moyenne dans de nombreuses villes. Le coût annuel, entre 400 et 1 200 francs (quand le traitement minimum garanti des instituteurs atteint 600 francs), écarte évidemment toute clientèle populaire. Les congrégations pratiquent une ségrégation stricte des élèves des différents milieux sociaux en juxtaposant des écoles dont les élèves ne se rencontrent pas. L’orientation des études dans ces établissements est évidemment assez variée, avec l’inscription aux programmes annoncés dans les prospectus de matières comme l’histoire universelle, la physique et chimie, l’archéologie, la littérature française. Les commentaires sur les pratiques pédagogiques révèlent que l’apprentissage par cœur ne permet pas aux élèves d’appliquer leurs connaissances. Au cours de la période, la préparation de diplômes primaires devient de plus en plus fréquente, en partie, mais pas exclusivement, avec des objectifs professionnels. À partir de quelques mémoires et journaux intimes qui concernent plutôt les pensionnats religieux d’une certaine importance, Rebecca Rogers présente une analyse de l’organisation de l’existence des élèves, la place donnée à l’émulation, l’accent mis sur le groupe et la récusation des amitiés individuelles, le mode d’adaptation des élèves aux règles auxquelles elles sont soumises et conclut sans surprise que « les messages conflictuels de la culture scolaire féminine française ne produisent pas des rebelles, ni mêmes de nombreuses féministes notables » (p. 254).
La troisième partie, consacrée aux confrontations entre catholiques et républicains au cours de la période 1850-1900, examine à la fois les positions et les réalisations en matière d’enseignement et les justifications des positions des deux parties, auxquelles on doit ajouter les positions féministes qui se développent à partir de 1860 et qui soutiennent la création d’enseignements professionnels pour les filles. Un dernier chapitre novateur est consacré à l’exportation du modèle français dans les colonies et aux États-Unis. La diversité des entreprises – où les congrégations religieuses occupent la première place – montre que ce sont les adaptations aux situations variées plus qu’une conception commune qui inspirent ces entreprises qui ont pour point fixe la conviction de la supériorité de la civilisation et donc de l’éducation française.
L’une des qualités de l’ouvrage tient à l’ampleur et à la diversité des sources mobilisées – et notamment à des sources peu utilisées jusqu’ici comme celles qui permettent de caractériser les deux types d’enseignantes, religieuses et laïques, qui se révèlent assez éloignées des stéréotypes constitués. Je suis moins convaincu par l’effort pour dépasser ce que Rebecca Rogers qualifie d’historiographie républicaine, notamment dans la récusation de l’idée que cet enseignement secondaire (un terme discutable en l’absence de toute réglementation de 1853 à 1880) d’avant la République était d’un « faible niveau ». Le travail historique impose d’expliciter les critères de ce jugement – ici ceux que les élites universitaires appliquent aux enseignements masculins –, mais cette précision acquise, les analyses de Rebecca Rogers n’apportent pas de démenti évident à cette assertion. En cherchant à offrir une alternative, Duruy ou les républicains reconnaissaient que ces enseignements avaient prise sur leur clientèle, éventuellement sur leurs épouses et leurs filles, et donc un « succès » au moins relatif de ces enseignements. Il est clair un peu plus tard que, selon les critères académiques, l’instruction donnée dans les institutions congréganistes est (sans doute avec quelques exceptions) surclassée par celle des lycées en 1900 : les réformateurs catholiques d’après 1890 ne disent pas autre chose.
Ainsi qu’il en va souvent quand de nouvelles interrogations transforment l’étude d’un sujet, le lecteur demi-familier de celui-ci est sensible, peut-être excessivement, à ce que ce renouvellement a conduit à négliger ou à laisser dans l’ombre. Le titre de l’ouvrage peut servir ici de guide. Ces bourgeoises au pensionnat ne sont pas toutes des bourgeoises ni des pensionnaires. Rebecca Rogers utilise d’ailleurs fréquemment le terme « classes moyennes », et parfois « aristocratie », mais l’on peut regretter ici que les différences qui séparent des institutions qui reçoivent des clientèles différentes relevant de cet éventail qui va des classes moyennes à l’aristocratie n’aient pas été davantage précisées, ni les différences d’expériences qui les accompagnent – si difficile que cela soit avec les données dont on dispose. De même l’internat n’est pas, et de loin le régime unique de tous les établissements, et on aimerait savoir en quoi les externes – et les externats – se distinguent des internes – et des pensionnats. Cette réserve faite, on peut se féliciter de la publication rapide en français – l’édition originale en anglais est de 2005 – de cet ouvrage de synthèse sur un sujet encore peu fréquenté, qui permet simultanément de prendre la mesure des évolutions en cours des interrogations des historiens de l’éducation : moins intéressés par le cadre matériel et institutionnel de la scolarisation que leur devanciers et sans doute par ce que pourrait apporter un recours à la statistique, plus attentifs que ceux-ci aux modèles culturels associés à l’éducation, et reposant sur des sources d’archives renouvelées.
Jean-Michel Chapoulie
1 Françoise Mayeur, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979.
Rebecca Rogers, Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation féminine au XIXe siècle. Rennes, PUR, 2007, 390 pages. « Histoire ».
http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1158
Présentation de l'éditeur
Quelle éducation reçoivent les femmes de la bourgeoisie qui peuplent l'imaginaire des Français grâce aux romans et aux peintures du XIXe siècle ? Les Bourgeoises au pensionnat offre une réponse en étudiant l'émergence d'un système d'enseignement secondaire pour jeunes filles antérieur aux lois républicaines de 1880. A travers l'étude d'établissements très divers, religieux comme laïcs, se dessine un portrait des jeunes filles au pensionnat ainsi que des " instruiseuses ", pour reprendre le qualificatif qu'utilise Lamartine pour désigner les nombreuses femmes qui vivent de l'enseignement. L'analyse des programmes d'études, des manuels d'instruction et des rapports d'inspection met à jour les enjeux de cette éducation visant à faire de bonnes mères et épouses. La lecture de discours de distribution de prix, de correspondances, de mémoires et de journaux intimes révèle l'autre facette du processus, un univers scolaire où les jeunes filles apprennent des leçons qui sont en réalité plus complexes. La culture scolaire transmise au pensionnat ne s'arrête pas aux frontières de l'Hexagone. L'éducation catholique des jeunes filles fait partie de la " mission civilisatrice " française, les bonnes sœurs qui dirigent les pensionnats en métropole se lançant également à la conquête des âmes en Afrique comme aux Etats-Unis. Si l'on connaît bien l'influence culturelle des Jésuites dans le monde, ce livre témoigne d'un modèle d'éducation féminine " à la française " qui fait partie d'une histoire transnationale en voie de construction, histoire expliquant en partie l'image de la femme française qui fascine tant les observateurs étrangers, notamment Outre-Atlantique.
Biographie de l'auteur
Rebecca Rogers est professeure en histoire de l'Education à l'université Paris Descartes. Spécialiste de l'éducation des filles, elle a publié des travaux sur les demoiselles de la Légion d'honneur, ainsi que sur l'histoire des enseignantes et de la mixité.