Document 2008 - Le 7 juin 1998, on découvre, devant le plus vieux cimetière noir de la ville de
Jasper,Texas, les restes d'un homme ; les genoux et les organes génitaux ont été rabotés, la tête et le bras droit arrachés. Les traces de sang permettent de retrouver un dentier, des clés et, un
kilomètre plus loin, le bras et la tête dans un fossé. C'est un lynchage, celui de James Byrd, le dernier exemple de lynchage traditionnel. Il est l'œuvre de trois hommes, qui veulent venger un
Blanc assassiné en donnant une leçon à tous les Noirs. Depuis la guerre de Sécession, Jasper est, selon la communauté noire du lieu, «un endroit où les choses arrivent longtemps après leur
temps».
Aux États-Unis, le racisme ne se cantonne pas aux ghettos urbains. Dans le Sud profond, il ressurgit parfois, avec une violence qu'on voulait croire oubliée.
Précis dans ses références, pointu dans ses analyses, effrayant dans ses descriptions, cet essai s'appuie sur les
publications récentes d'historiens américains : jusque dans les années 1990, le lynchage était un sujet tabou. En France, c'est le premier livre qui lui est consacré.
Normalien, agrégé d'histoire, Joël Michel est historien du monde européen mais familier des États-Unis. Il a publié, à La Table Ronde, une biographie de
Condolezza Rice.
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Les courts extraits de livres : 28/03/2008
Le Sud
Une institution très particulière
Jesse Washington allait avoir dix-sept ans. Peut-être était-il un peu retardé mental. Il travaillait comme le reste de sa famille dans les champs de coton des Fryer, près de Waco, au Texas. Le 8
mai 1916, la fermière est assassinée chez elle, sans doute violée. Jesse Washington, arrêté, avoue le crime. Son procès est prévu pour le lundi 15 mai. Pendant le week-end, des milliers de
personnes affluent à Waco : un lynchage s'organise. Dans une salle où s'entassent des centaines d'hommes en armes, le jury a à peine le temps de le déclarer coupable que, aux cris de «Get the
nigger !», un groupe s'empare de lui. Le Waco Times Herald décrit la suite : ils le traînent en bas des escaliers, lui passent une chaîne autour du corps et l'attachent derrière une auto. La
chaîne casse. Un grand gaillard la fixe à son poignet et tire Jesse Washington derrière lui. Sur le chemin, la foule arrache les vêtements du garçon, le frappe avec tout ce qui lui tombe sous la
main, des briques, des pelles, des bâtons. On lui coupe les oreilles et on lui coupe le sexe. «Il reçut tellement de coups et de blessures qu'il n'était plus noir, mais rouge de sang des pieds à
la tête quand on arriva au lieu du supplice.» Toutes sortes de matériaux inflammables ont été empilés au pied d'un arbre. On y met le feu, et on jette la chaîne passée autour de son cou au-dessus
d'une branche pour le suspendre dans les flammes. L'adolescent s'accroche à la chaîne, on lui coupe les doigts. On le plonge à plusieurs reprises dans le feu, où il se tord, langue pendante. «Les
spectateurs étaient accrochés aux fenêtres de l'hôtel de ville et des autres bâtiments d'où on avait une bonne vue et, quand le corps du Noir commença à brûler, des cris de joie s'élevèrent des
milliers de poitrines.» On estime la foule entre dix mille et quinze mille personnes. Jesse Washington met longtemps à mourir, car aucun des vingt-cinq coups de couteau qu'il a reçus n'est mortel
et on prend soin qu'il ne s'étrangle pas. Pendant que son corps se carbonise dans les cendres fumantes, la foule s'écarte pour permettre aux femmes et aux enfants de venir regarder. Au bout d'un
moment, on le pend de nouveau puis quelqu'un attrape son torse au lasso et le traîne derrière son cheval dans les rues de Waco. Les membres se détachent, ainsi que la tête, que l'on place sur le
seuil d'une femme de mauvaise vie. Des petits garçons s'en emparent pour extraire les dents, qu'ils vendent 5 dollars pièce. Chaque maillon de la chaîne est vendu 25 cents. Les restes sont
ensuite emmenés à Robinson, le village noir dont Jesse Washington est originaire, et exhibés pendant quelques heures sur un poteau téléphonique. On les récupère pour les jeter de nouveau dans le
feu à la fin de l'après-midi, et finalement à la fosse commune.
Waco n'est pas un village perdu. C'est «l'Athènes du Texas», fière de son université, la ville aux soixante-trois églises ; elle est riche, le coton se vend très bien. Et Jesse Washington n'est qu'un des quatre mille hommes et femmes à être pendus ou brûlés vifs des années 1880 à 1940. En cette année 1916, la même population qui lynche des Noirs participe à des manifestations contre la barbarie allemande en Belgique et s'émeut du sort des Arméniens. La plupart des Américains d'aujourd'hui ne peuvent le comprendre. Après l'exposition itinérante de photos de lynchage Without Sanctuary organisée il y a quelques années dans de petites villes du Sud, la presse locale se faisait l'écho des réactions stupéfaites d'hommes et de femmes qui interrogeaient leurs parents sur ce passé. Ces photos, ces cartes postales - une série complète pour le supplice de Jesse Washington - offrent au public la vue insupportable des corps mutilés dans leur nudité et leur saleté ; plus insupportable encore, sur ces mêmes cartes, figure une foule de témoins, parmi lesquels les bourreaux, qui regardent l'objectif, souriants ou fiers.
La juxtaposition de ces misérables dépouilles et de l'absence de remords, de la bonne foi satisfaite des spectateurs ouvre un abîme. En effet, ce ne sont pas des photos de guerre, prises par des correspondants dans des conditions dangereuses, des photos de l'univers concentrationnaire mises en scène par les libérateurs, des photos faites par des témoins indignés soucieux de témoigner pour les victimes, mais des photos prises par les bourreaux pour les bourreaux, des souvenirs à partager. James Allen, qui a rassemblé cette collection, les a retrouvées chez des membres du Ku Klux Klan, mais aussi dans des albums familiaux, à côté des photos de vacances.
Auteur : Joël Michel
Date de saisie : 03/04/2008
Genre : Documents Essais d'actualité
Éditeur : Table ronde, Paris, France
Exercer la justice au nom du peuple mieux que les juges ne sauraient le faire : tel est le projet avoué du lynchage. Il
devient au XIXe siècle dans le sud des États-Unis une quasi-institution.
Des voleurs de chevaux pendus haut et court : telle est la première image du lynchage véhiculée par le folklore de l'Ouest américain. Un certain colonel Lynch aurait instauré au XVIIIe siècle, dans des zones à plusieurs jours de cheval du premier tribunal, cette justice populaire expéditive. Son nom resta du moins attaché à cette pratique essentiellement américaine des exécutions sommaires, qui prospéra sur la Frontière. Il est vrai que, dans l'Ouest de la conquête, les institutions ont eu peine à suivre le rythme des troupeaux et des chariots. Quand la défaite des tribus indiennes de la grande plaine en 1874 ouvrit l'est du Texas et l'Oklahoma à la colonisation, les ranchs s'installèrent, les banques, les trains - et aussi sûrement les pilleurs de banques et de trains - avancèrent plus vite que ne reculaient les Comanches. Il fallut environ cinq décennies pour que tous les nouveaux comtés aient leur tribunal et leur prison. C'est ainsi que le lynchage resta endémique dans l'Ouest jusqu'au début du XXe siècle. LA VÉRITABLE CIBLE : LES NOIRS Dans les faits, le lynchage fut pratiqué pour l'essentiel dans les anciens États confédérés du Sud cotonnier, entre les années 1880 et 1950, et a visé la population noire. Au point qu'on peut dire que, dans l'arsenal du racisme, les lois de ségrégation ont essayé d'effacer la présence des Noirs, tandis que le lynchage était l'arme de la terreur pour les maintenir à leur place (les Noirs forment quatre cinquièmes des lynchés). Fait notable, la carte des exécutions capitales aux États-Unis de 1977 à ...
La loi de Lynch
Par Joël Michel
publié dans L'Histoire n° 357 - 10/2010 Acheter L'Histoire n° 357 +