Document 11/10/2011 - Poète et dramaturge rescapée des camps nazis, Charlotte Delbo est l'auteure de textes dont la beauté et la profondeur en font l'égale de Primo Levi ou de Robert Antelme. Mais si elle a d'abord été lue et aimée outre-Atlantique, c'est peut-être parce que la notion de communauté y fait sens autrement qu'en Europe. Il n'y a pas de lendemain à Auschwitz, pas de projets. La communauté qui s'y agence tient du groupe, forcément hétérogène, plutôt que de la classe ou de l'assignation identitaire préétablie. Son être-ensemble trouve son origine dans le groupe lui-même, qui ne plonge ses racines dans aucun territoire - qui est littéralement déporté.
La communauté qui se donne à lire dans l'oeuvre de Charlotte Delbo permet d'envisager l'être-ensemble sans autre but que la
proximité avec autrui. Répondre à son appel, c'est accueillir, prolonger en nous et faire ainsi revenir des camps l'esprit communautaire du groupe de camarades. C'est dans cette optique que
s'inscrivent les travaux ici rassemblés aux côtés de plusieurs textes rares de Delbo. Ce volume constitue l'un des premiers ouvrages en français consacrés à une auteure dont l'oeuvre
exceptionnelle nous permet de repenser les camps et la littérature de témoignage.
- Les courts extraits de livres : 11/10/2011
RIEN QUE DES FEMMES
Entretien avec Charlotte Delbo
En faisant ce livre, dit Charlotte Delbo, je voulais seulement répondre à la question : qui étaient ces femmes qui se
trouvaient avec moi ? Qu'avaient-elles fait ? Dans la plupart des cas, en effet, nous ne le savions pas, et elles sont mortes avant de nous l'avoir dit. J'ai commencé mes recherches l'année
dernière, j'ai retrouvé les noms, les adresses, les parents, grâce à l'Amicale d'Auschwitz, grâce aussi à la mémoire des survivantes (nous nous réunissions par petits groupes de trois ou quatre
pour tenter de mettre en commun nos souvenirs). J'ai écrit aux familles, je suis allée les voir.
À vous, qui connaissez tragiquement ce sujet, cette enquête vous a-t-elle fait découvrir quelque chose ?
D'abord à quel point c'est douloureux et totalement présent pour les enfants. Beaucoup sont venus à ma première lettre, et
dans un état d'émotion ! Ils voulaient des précisions sur la vie là-bas, celle de leur mère, comment elle est morte. C'était comme si je leur racontais la mort de leur mère survenue la veille,
comme si ça s'était passé hier. Je sortais de là vidée, pendant plusieurs mois j'en ai perdu le boire et le manger... Et puis j'ai découvert qu'il y a une différence entre les enfants qui avaient
moins de 4 ans et les plus grands. Ceux qui avaient moins de 4 ans sont plus profondément marqués, mutilés.
Pourquoi ?
La réponse que je propose : ceux de moins de 4 ans n'ont aucun souvenir vivant de leur mère; quand ils pensent à elle, ils
n'ont que des images atroces, squelettes en vêtements rayés, femmes tondues, couvertes de poux... Ceux qui étaient plus âgés étaient déjà mieux organisés dans la vie; à côté des images d'horreur,
ils ont aussi celles de maman faisant joyeusement la vaisselle, leur donnant une gifle, les embrassant, ils savent ce qu'elle aurait voulu qu'ils fassent dans la vie... Et puis il n'y a pas que
les images, il y a les mots.
Les mots ?
J'ai vu un frère et une soeur qui avaient alors 14 et 16 ans. Depuis, ils se sont mariés, ils ont des enfants. Après les
larmes et l'émotion, mais passons, ils m'ont dit avec reconnaissance : « Nous ne pensions qu'à ça, mais nous ne parlions jamais d'elle, ni des camps, nous ne pouvions pas en parler parce que nous
ne savions pas comment faire, nous n'avions pas les mots. Mais vous en parlez si naturellement que, depuis que nous vous avons vue, nous pouvons désormais en parler entre nous, vous nous avez
montré que l'on pouvait employer les mots de la vie ordinaire, pour ce qui nous paraissait du domaine de l'extraordinaire ».
Y a-t-il eu chez certains de ces enfants une réaction de colère, du genre : « Notre mère nous a abandonnés, elle est allée
faire de la Résistance au lieu de s'occuper de nous » ?
Oui, tout au début, mais maintenant, c'est passé ; quand ils sont devenus adultes, c'est passé. La plupart des membres des
familles ont été satisfaits qu'on parle de leur fille, de leur femme, c'était comme une petite compensation. Mais je leur ai bien dit que ce ne serait pas un ouvrage « in memoriam », aux martyrs,
mais un travail sociologique. Je sais qu'ils ont acheté le livre.
Presque toutes vos fiches sur les survivantes se terminent par : souvent malade, très fragile, préfère rester chez elle, ne
s'est pas réadaptée...
Oui, je sais, les gens sont mariés, ils ont eu des enfants, ils ont voulu faire comme tout le monde, ça n'a pas suffi, ils
restent marqués...
Et vous ?
Ils disent que les gens ne les comprennent pas, mais ne comprennent pas quoi ? Moi, je n'ai pas ce sentiment. D'abord, je
n'ai rien à faire comprendre. Il me semble que j'ai écrit tout ce que j'avais à dire dans Aucun de nous ne reviendra, toute la réalité d'Auschwitz, telle que je l'ai ressentie. Tant pis pour les
gens s'ils lisent ça comme un fait divers quelconque, tant pis pour eux et non pour moi s'ils n'entendent pas...
Les revenantes : Charlotte Delbo : la voix d'une communauté à jamais déportée
Auteur : David Caron | Sharon Marquart
Date de saisie : 20/09/2011
Genre : Littérature Etudes et théories
Editeur : Presses universitaires du Mirail-Toulouse, Toulouse, France
Collection : Cribles
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