Histoire des pratiques alimentaires françaises montrant que la bonne cuisine bourgeoise actuelle était en fait aux origines la cuisine du pauvre. L'étude montre une évolution des goûts et établit une généalogie des racines de la cuisine française.
Qui peut croire que le menu traditionnel d'une brasserie (lapin en gibelotte, tripes, gratin dauphinois, etc.) remonte à la Renaissance, où il constituait alors le quotidien des pauvres ? Ce que l'on considère comme la bonne cuisine bourgeoise est en réalité, à ses origines, la cuisine du pauvre. Les goûts changent : de populaires, certains plats deviennent raffinés, tandis que d'autres disparaissent des cartes et des cuisines. D'autres encore, telle la poule au pot, entrent dans la légende. Madeleine Ferrières propose ici, à partir de sources culinaires inédites, une généalogie des racines de la cuisine française. Elle restitue une culture de table pour partie oubliée et bien souvent négligée. De recette en recette, on suit ainsi les évolutions de la table du pauvre, bien plus riche et plus festive qu'on l'imagine trop souvent. Au-delà d'une simple histoire des habitudes alimentaires, c'est une analyse - toute de saveurs et d'odeurs - de notre cuisine nationale qui est menée. Une invitation à repenser et à revisiter notre patrimoine culinaire.
Depuis une trentaine d’années en France, le patrimoine collectif s’est étendu à l’héritage culinaire. L’intérêt des Historiens pour la généalogie de la cuisine, même s’il n’est pas nouveau, reste d’actualité avec la création récente d’un institut européen d’Histoire des cultures de l’alimentation, fondé à Tours.
Madeleine Ferrières, auteur déjà confirmé de l’Histoire des peurs alimentaires (Seuil, 2001 et Points Histoire, 2006), reconnue comme spécialiste de l’histoire de l’alimentation, est professeur d’histoire moderne et chercheur à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, à Aix-en-Provence. Elle nous propose ici, à partir de sources culinaires inédites, une généalogie des racines de la cuisine française. Elle restitue une culture de table pour partie oubliée et bien souvent négligée. De recette en recette, on suit ainsi les évolutions de la table du pauvre, bien plus riche et plus festive qu’on l’imagine trop souvent. Au-delà d’une simple histoire des habitudes alimentaires, c’est une analyse - toute de saveurs et d’odeurs - de notre cuisine nationale qui est menée.
L’auteur propose sur une carte riche de pas moins de douze plats un éclairage sur l’histoire des mets considérés comme marqueurs d’une hiérarchie sociale au cours d’une époque. Qui peut croire que le menu traditionnel d’une brasserie (lapin en gibelotte, tripes, gratin dauphinois, etc.) remonte à la Renaissance, où il constituait alors le quotidien des pauvres ?
Les goûts n’ayant pas cessé de changer, elle invite le lecteur à comprendre comment certains plats deviennent raffinés, tandis que d’autres disparaissent des cartes et des cuisines. Ce qu’on considère comme étant la bonne cuisine bourgeoise n’est parfois que le succédané de la cuisine du pauvre...Certains mets entrent même dans la légende, comme la poule au pot. Cette évolution intriguante renvoie à la maxime rencontrée jadis sur les devantures : « restaurant ouvrier, cuisine bourgeoise ». Le sujet appréhendé par la recherche d’autres sources que les réceptaires traditionnels qui ne reflètent qu’une partie de la réalité culinaire, est en soi un vrai défi intellectuel. L’auteur n’hésite pas à recourir à des ouvrages étrangers, à des proverbes, voire à évoquer des chansons telle la complainte célèbre de Malborough s’en allant en guerre, « mironton, mironton mirontaine... » Quelques exemples parmi d’autres permettent d’envisager l’audacieux pari de l’auteur de restituer une certaine généalogie culinaire. La volaille en constitue une excellente matrice intellectuelle . La poularde « de taille, qui venait du Mans... » louée dans l’opérette "La créole" de Jacques Offenbach au XIXème siècle, est le plus souvent élevée au grain dans l’optique d’une vente au marché, on gardait pour soi l’invendable, la vieille poularde à la chair racornie étant destinée aux gens de peu. L ’élevage de la basse-cour n’est pas destiné en priorité à fournir la maisonnée. Comment envisager par exemple de manger un chapon, nourri à grands frais de grains, aux dépens même du pain quotidien ?
Par des anecdotes alimentaires, il est fait mention de l’alimentation comme médiateur culturel entre un souverain et son peuple tel Louis XI et Henri IV (Valery Giscard d’Estaing n’a pas inauguré ce type d’exercice, loin s’en faut...). Le roi s’invite ainsi à la table de familles des plus simples. Incognito Henri IV qui se perd dans la forêt et se trouve recueilli par le garde-chasse Michau. A l’occasion du repas pris en commun, il sonde les attentes, cherche à connaître les doléances, et finalement à saisir sa cote de popularité. La fameuse poule au pot, rêve pieux d’une table dominicale française sous l’Ancien Régime, est en fait une idéologie « henricienne » de paix et de prospérité dans le contexte de razzias et de guerres de religion. Les soldats « mangeurs de croupions » pratiquent pour Montaigne une véritable « guerres de poulailler ». Cette anecdote forgée vers 1550 contribue à la légende du roi simple et familier qui popularise par le verbe une nourriture jusque là destinée aux privilégiés. Le laboureur ne restituait-il pas des redevances à son seigneur sous cette forme à Noël avec un chapon, à Pâques avec des œufs, ... ? C’est la promesse d’un accès à un bonheur gustatif inconnu, afin d’instaurer une image bonhomme et paternelle de l’autorité monarchique, dans le contexte de l’émergence du pouvoir absolu. La question de la place des légumes (haricots, purée de pomme de terre ou pomme de terre frite) et des champignons végétaux est essentielle car elle pose leur consommation sous l’angle de la nécessité vitale ou celui du goût. Il s’avère que la consommation dominante de légumes jusque dans les années 1860 réponde davantage à des impératifs vitaux, du fait de la faible consommation de viande fraîche (ce qui n’exclut pas le recours aux salaisons ou aux confits notamment dans le sud-ouest). Le statut de la pomme de terre a longtemps fluctué car cet aliment a dû inventer sa substitution. Vu au départ par Parmentier comme un féculent susceptible de remplacer le pain, la pomme de terre a été délaissée à la consommation porcine avant de connaître un regain d’image à partir de 1787-1788, son usage garantissant des propriétés antiscorbutiques !
Ce légume nouveau n’a pas tout de suite rempli une niche culinaire. L’apparition de la pomme de terre sous la forme de bâtonnets et dans une grande friture n’est mentionnée qu’à partir des années 1830. Les quartiers populaires regorgent de cabarets où l’on se restaure. On les affuble de multiples sobriquets argotiques pour les désigner (les « bastringues » décrits par Eugène Sue) où l’on « gueuletonne ». Ainsi l’exemple de l’arlequin, type de l’assiette publique. Il existe un marché de l’occasion pour la nourriture, qui part de tables aisées des grandes maisons pour atterrir dans des bistroquets de troisième ordre où l’on accommode ces mets en les servant aux clients. Les pattes de homard négligées par les élites trouvent ici matière à dégustation savoureuse. L’auteur évoque aussi les fricassées de tripes, comme l’illustration d’une descente sociale d’un mets qui fait d’abord consensus pour devenir peu à peu 1’aliment vulgaire. Quelques abats comme le ris, la cervelle restent nobles, à l’exclusion des parties inférieures des bêtes, progressivement déclassées. Dans un contexte de diminution de la ration carnée, cette nourriture éminemment périssable doit subir différentes opérations avec l’échaudage, le blanchissage des achats puis leur cuisson afin de les vendre dès le petit matin aux ouvriers. La tripe peut créer du lien social comme l’évoque Rabelais avec des agapes de tripes à l’occasion de la naissance de Gargantua.
Comme les châtaignes bouillies, cette nourriture de la pause, sorte de tartine, est une cuisine nomade. Elle correspond au mode de vie des compagnons qui effectuent 5-6 pauses-repas dans la journée, loin du modèle rythmique ternaire (déjeuner -dîner-souper) du reste assez récent. La « macdonaldisation » actuelle largement décriée avec la déstructuration des repas n’est-elle pas déjà en germe sous l’Ancien Régime ? Une place importante est consacrée à l’étuvée de poissons. Marc Bloch ne désignait-il pas nos ancêtres comme des « ichtyophages », particulièrement pendant les temps maigres. L’auteur évoque leur emploi partout en France, sous différentes appelations : chaudraie charentaise, marmite dieppoise, cotriade bretonne, sans oublier la bouillabaisse, plat canaille et marqueur identitaire marseillais.
Une galéjade du XVIème siècle sur sa consommation en forêt de Lyons (Normandie) rappelle que son origine provient aussi d’eau douce. Son accommodation aux goûts implique des trésors d’inventivité, avec l’invention de la daube et de la sauce au vin blanc. La guinguette au bord de l’eau en est un lieu où l’on consomme, avec viandes et poissons, un vin moins cher car non taxé par les barrières d’octroi parisiennes. Madeleine Ferrières évoque le cas intéressant des œufs, car ce produit reflète à lui seul les ambiguïtés de la recherche historique, confrontée à la quête ardue de l’évidence des recettes des temps passés : comment faisait-on une omelette ? L’appréciait-on davantage avec un trait de vinaigre ou plutôt avec de la moutarde ?
Une des évolutions les plus marquées dans l’ouvrage est le passage très progressif d’une cuisine où le bouilli prédomine à une cuisine où d’autres types de cuisson (étuvée, grillade) s’expriment davantage. La cuisine de l’Ancien Régime est une cuisine peu grasse, essentiellement à l’eau, bouillie. Les riches peuvent se procurer d’autres types de cuisson comme celle à la broche réservée à une élite. La cuisine au pot, à la marmite, reste une cuisine éminemment populaire. D’où l’idée finale que l’Ancien Régime se distingue peut-être davantage moins par ses disettes que par la malnutrition. La différence porte moins en fait sur les quantités que sur la qualité et la façon de préparer les mets. L’ouvrage fourmille d’exemples croustillants, d’autres plus ragoûtants... Quoiqu’il en soit, il offre une lecture stimulante et agréable, donnant véritablement corps à une histoire parfois notablement désincarnée... . L’ouvrage intéressera particulièrement des enseignants d’histoire désireux de parfaire par le plaisir leurs connaissances sur l’histoire culinaire, mitonnée aussi par Anthony Rowley...
mardi 19 juin 2007, par